Antécédemment : Nathanaël s’est réveillé sous l’œil impatient de son amant. Line le sylphe s’est pris le chou avec son comparse Jean, qui a disparu. Ada a collecté ses loyers et appris la fort choquante nouvelle que sa vieille amie Paule a l’intention d’épouser l’homme avec lequel elle a renoué. (Et qui est aussi l’amant de Nathanaël. Faut suivre.)
Ada Rousseau-Stiegsen sut que ses émotions avaient tort avant même de parvenir à les identifier : c’était écrit partout sur le visage de Paule. Elle serra les dents.
Elle était mariée.
Elle fondait une famille.
Avec un homme.
Qu’est-ce que c’était que ces enfantillages ?
Sa vieille amie tenta d’interpréter sa réaction de la manière la plus charitable :
— Tu fais une de ces têtes, n’as-tu rien mangé ce matin ?
— Oh ! Si, je… je mange. Ça y est, c’est réglé. Enfin, tu connais les relais : je pourrais avaler davantage.
Elles prirent l’escalier en silence. Au bas des marches, Paule lança un appel vers le salon :
— Les garçons ? Vous venez en cuisine, qu’on cause ?
Madame Herlier finissait de ranger les provisions ; Sven l’arrêtait de temps à autre et empêchait le beurre, le pain ou les œufs de quitter la table. Leur dernier en-cas sur la route, à la première étape de la matinée, ne l’avait pas rassasié lui non plus.
Quand Nathanaël et Félix s’installèrent sur le banc, la familiarité de cette réunion impromptue entre ses proches suffoqua Ada. Trop d’amour réuni au même endroit. Paule frappa dans ses mains.
— Bon, tous les gens qui ont quelque chose à faire là sont là !
— Vous dites si je gêne, glissa la cuisinière.
— Madame, vous êtes la définition même d’avoir quelque chose à faire là. Les autres, si je vous ai réunis c’est pour ne pas me répéter vingt fois–
Le courant d’air lui ramena les cheveux de la nuque vers le front. Ada haussa les sourcils et l’aida, comme elle avait eu encore moins qu’elle le temps de se familiariser avec le concept de bourrasque pensante :
— C’est vous, Line ?
— Oui. Désolé de déranger, est-ce que vous avez vu Jean ?
— Lequel ?
— Comment ça lequel ? Jean.
Ada soupçonna le quiproquo mais déroula la liste tout de même :
— Au premier on a Jean Joseph, qui fait du droit quand on l’y force ; au deuxième on a Jean Cinghiale, étudiant en médecine ; on y trouve également Jean Nisiou, notre poète local ; et puis pour finir nous avons nos fleuristes, Jean Juhel et Gilbert Jean. Donc oui, lequel ?
— Tous ces gens s’appellent Jean ?
— En règle générale, intervint Sven, les gens qui s’appellent Jean…
Il but une gorgée d’eau, sa phrase suspendue le temps qu’il la termine.
— … s’appellent Jean, conclut-il.
Ada le supplia des yeux de ne pas rendre la conversation avec une entité bizarre et non-humaine plus difficile qu’elle ne l’était déjà. Paule, l’air dépité de qui a tenté de mettre un sujet sur la table pour le voir abandonné sur le champ, ajouta :
— L’une des plus désagréables propriétés de la Ville, c’est celle qui lui fait engloutir des Yann, des Ioannis, des Giovanni et des Juan pour ne recracher que des Jean.
La conversation fut interrompue par un raclement de gorge de Félix, qui regardait Nathanaël avec insistance. Celui-ci s’efforçait en vain de dissimuler son sourire dans sa main. Le sylphe Line comprit l’indice :
— Nathanaël, est-ce que tu as vu Jean ?
— Je n’ai pas vu Jean. En toute logique, personne n’a vu Jean. Question de transparence. Que t’arrive-t-il, très cher ?
— Il s’est passé quelque chose d’anormal. Si je l’ai senti et pas vous, c’est encore plus mauvais signe. Il faut que je le retrouve.
Paule s’attacha les cheveux en un chignon improvisé et céda :
— Vu que vous continuerez de nous décoiffer jusqu’à mettre la main sur votre ami, je suppose qu’il ne nous reste plus qu’à vous aider. Quand l’avez-vous croisé pour la dernière fois ?
Félix émit un son qui inquiéta sa logeuse pour la santé de son larynx. Il fixait toujours Nathanaël, alors Ada en fit de même. Sven suivit. Paule également.
Luz minauda :
— Qu’y a-t-il ?
Puis :
— Arrête, je ne tiens plus.
Et enfin :
— Tant pis ! Ce fut une bonne plaisanterie.
*
Jean était Nathanaël et Nathanaël était Jean, un accord plus parfait qu’ils n’auraient jamais osé l’imaginer l’un et l’autre.
Jean aurait dû s’en douter : il pouvait devenir ce qu’il désirait, par un acte d’amour pour les multiples états de l’espace et les diverses formes de matière qui emplissaient le monde. Or il aimait Nathanaël. Puis, il n’avait rien inventé : il savait déjà que Salamandre n’était en réalité pas un être humain.
(Qui était ce Salamandre ?)
Personne d’important, mentit Jean.
(S’il le disait.)
Nathanaël était Jean et Jean était Nathanaël, et c’était – c’était beaucoup de choses, mais avant tout, c’était à mourir de rire. Qui était la créature inférieure, maintenant ?
Et combien de temps le reste de la pension mettrait-il à se rendre compte de la situation ?
D’un commun accord, ils avaient supplié Félix, seul témoin de la scène, de tenir sa langue, avant de se lancer dans la farce la plus hilarante de leurs vies respectives. Peut-être même trop hilarante, si bien que Jean venait de les trahir, fasciné par cette contraction de la chair, sous son regard désormais figé à un seul endroit, qui formait leur sourire.
Sans doute parce que Nat et elle revenaient d’un long voyage ensemble, ce fut Ada qui mena l’interrogatoire :
— Qu’est-ce que vous avez fabriqué au juste ?
— Il s’avère que nos camarades sylphides ne sont pas limités à exister en tant qu’air et peuvent glisser leurs êtres n’importe où – y compris sous nos peaux pour y habiter.
— C’est parfaitement affreux. Est-ce qu’il vous y contraint ?
— Il s’agit d’un accident indépendant de sa volonté, que j’ai choisi de prolonger par simple amour de la plaisanterie. Toutefois, s’il me contrôlait de bout en bout, il pourrait m’obliger à dire cela. Ce n’est pas le cas ! Une bien faible preuve, très cher.
Ada souffla par le nez. Nathanaël enseigna à Jean que cette torsion-là des traits du visage s’appelait « agacement ».
— Donc ça fait cinq minutes que vous attirez l’attention et dérangez mon amie qui a une annonce à faire, parce que vous vouliez rire ?
— C’est bon, de rire. Vous devriez essayer.
Elle les agrippa par le col de la chemise – cette tension du tissu derrière leurs vertèbres cervicales – cette accélération soudaine de leur cœur – toutes ces sensations nouvelles et bizarres – il avait à peine le temps de les ressentir qu’il fallait déjà analyser autre chose.
— Je rirai quand vous serez drôles, messieurs.
— Oh, rabat-joie.
— Ça suffit, maintenant.
Jean ne fut plus Nathanaël. Hébété, il s’ébroua, aggravant le problème de tempête dans la cuisine.
— Non mais si c’est comme ça moi je ne peux pas travailler, maugréa la cuisinière, les mains bloquant le bas de sa robe qui menaçait de s’envoler.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Line le poussa vers la porte.
— Tu as entendu ça ?
— Au revoir tout le monde, merci pour votre aide, désolé du dérangement.
Son bélier aérien perdura jusqu’à les entraîner tous deux dans le jardin. Jean s’écarta de la trajectoire de son alter ego, la surprise ayant cessé de faire effet.
— Mais tu vas me parler avec des mots, à la fin !
— Arrête.
— Quoi ?
— Arrête en général. Arrête d’essayer de faire des choses. Est-ce que tu as idée… Non, bien sûr, tu n’as pas le temps d’avoir des idées, il faut vite-vite-vite accomplir des actions, peu importent lesquelles.
— C’est à propos de Nathanaël ?
— Je t’ai senti faire. C’était horrible. Nous ne sommes pas faits pour animer des humains – les humains sont déjà animés !
— D’après les informations que tu m’as données, nous ne sommes pas faits, tout court. Est-ce qu’il y a eu des conséquences ? Du genre tangibles ?
— Non.
— Alors arrête de t’inquiéter. Tu sais, c’était plutôt agréable, là-dedans ; en tout cas, être lui m’a donné l’impression qu’enfin, je pouvais le protéger du danger.
Line se tut une fraction de seconde – assez longue pour que Jean comprenne qu’il réfléchissait à une façon polie de formuler sa pensée.
— Est-ce que ça t’a fait évoluer sur le serment d’Angeline ?
— Non !
Il expliqua à un Line dépassé :
— Sauf dans la mesure où je me suis rendu compte que Nathanaël n’est, en fait, jamais sorti de prison.
*
Nathanaël de Luz, l’esprit confus, voyait sa joue tapotée par son amie Ada. Vu les réactions de l’assemblée, il devait présenter une minute bien piteuse ; Félix ne cessait de lui demander comment il se portait, la cuisinière proposait de le suspendre tête en bas jusqu’à ce que le sang y revienne. Les deux membres de la Garde de l’assistance se rejoignaient dans leur exaspération, dont Nat ignorait si elle le concernait ou si elle s’adressait au reste du petit groupe. Il fallait mettre fin à l’intermède :
— Je ne sais plus comment vous expliquer que je puis mettre un couvercle dessus le temps d’aborder le vrai sujet de notre réunion impromptue !
— Mais ça va ?
— Mortesélène !
La cuisinière traça deux croissants en l’air, choquée du blasphème. Ha ! Les religieux.
— Vous qui venez de m’enguirlander pour avoir volé l’attention générale, cessez donc de m’en donner !
Paule eut un sourire de gratitude polie.
— Bon, assez de mystère : Félix et moi prévoyons de nous marier, Philémon ne pourra pas résister à l’envie de se mêler de ce qui ne le regarde pas, et ce sera l’occasion de lui mettre, enfin, le grappin dessus, parce que je ne sais pas vous mais je n’en peux plus de le savoir dans la nature, il est temps qu’on l’arrête.
Nathanaël battit des paupières. Félix ricana :
— Vous verriez vos têtes.
— Je n’avais pas compris ça, souffla Ada.
La cuisinière ramena la normalité parmi eux :
— Tous mes vœux de bonheur, madame Tailleur. Monsieur Cousin, vous êtes prié de trouver un vrai emploi.
— Ne changez jamais, madame Herlier.
— Enfin, si vous ne me laissez pas travailler, vous rangerez la cuisine, à tout à l’heure.
Elle s’en fut. Le temps de la saluer, le sujet parut sur le point de se perdre. Nathanaël le remit sur la table :
— Pardonnez-moi : je n’ai pas compris le plan. Comment comptez-vous vous y prendre ?
Félix répondit :
— On organise une cérémonie en petit comité au conseil de quartier, avec des invités – histoire que ce soit crédible – choisis pour leur capacité à garder leur sang-froid. Levraut arrive, tu lui contres ses Illusions, on l’arrête…
— Ça fonctionnera pas, le coupa Sven.
Les regards se tournèrent vers lui.
— Pourquoi ça ? répliqua Paule.
— Pour commencer, parce qu’il s’agit d’une des provocations policières les plus grossières dont j’aie jamais entendu parler.
La future mariée serra les poings. Nathanaël sentit la dispute arriver ; elle électrisait l’air comme un bon orage. Paule campa sur ses positions :
— Ce n’en serait une que si je ne voulais pas réellement épouser l’homme que j’aime, Sven.
— Et aussi parce que votre plan repose sur la capacité de monsieur de Luz à suivre une consigne.
Le retour de l’attention générale refroidit Nat.
— Et quelle consigne aurais-je manqué de suivre ? s’informa-t-il.
— L’une des miennes, qui tenait en trois mots. Venez. Me. Réveiller. Ça vous rappelle quelque chose ? Ou vous êtes complètement ravagé par la boisson ?
Ah.
Ah.
D’accord.
L’époux de la femme qu’on l’avait envoyé protéger ne se flagellait plus lui-même pour leur échec à capturer son harceleur. Une avancée formidable. Quant à la redirection du blâme…
Le noble connaissait ce jeu-là. Pour les affaires sans importance, il était plus rapide de prendre la responsabilité de l’erreur commise, quelle qu’elle fût. Cela laissait davantage de temps pour la réparer. Puis il aimait à croire que, lorsqu’il refusait de se désigner volontaire pour porter les torts, on prenait enfin la situation au sérieux.
— Bien sûr, Sven, tout est de ma faute, si vous voulez.
— Comment ça, si je veux ?
Ah ! Il aurait cru que la formation des capitaines de la Garde de Ville, amenés à travailler avec le Seigneur de Sarh, comprenait la désescalade des situations conflictuelles et l’art de jeter un voile pudique sur les circonlocutions parfois hors de propos dont un interlocuteur ornait ses phrases par mesure de politesse. Si Sven souhaitait rester sur ce ton, il pouvait donner le change ; la réplique affûtée sous la langue, il s’apprêta à la décocher.
Mais Ada tenait ses mains dans les siennes et y enfonçait ses ongles.
Il voulut la réprimander, échoua à croiser son regard, nota la lividité de son teint. Ses lèvres étaient entrouvertes, sa gorge serrée sur un mot inaudible. Paule frappa le plateau de la table, provoquant un sursaut général.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire, vieil homme ?
— J’aurais pu arrêter Philémon, si môssieur de Luz en pleine ivresse n’avait pas décidé d’aller gambader dans les bois–
— Et tu dormais ? D’où ? Comment as-tu trouvé le sommeil en sachant ta femme en danger ?
Ada prit sa tête entre ses mains. Nathanaël lui souleva le menton, s’efforça de la ramener au monde. Félix tenta l’apaisement :
— Tout le monde a besoin de se calmer un grand coup.
— Non, cingla Paule, quelqu’un a besoin de se souvenir des règles de cette maison. Sven, les disputes autour de la table de la cuisine, tu sais ce que ça signifie pour nous. La dernière fois qu’on a vécu ça, quelqu’un est mort.
Sven entama une protestation puis remarqua sa femme. Il lui tendit la main par-dessus la table. Ada s’en saisit ; ses traits se détendirent enfin. Elle haussa la voix :
— Luz a commis une erreur, certes. C’est du passé. L’important, c’est de ne pas la refaire à l’avenir. Je ne sais pas si le plan de marier Félix et Paule compte comme de la provocation, c’est votre domaine, pas le mien ; ce dont je suis sûre, c’est que c’est un bon piège. Philémon a déjà tenté de les séparer, il ne pourra pas résister. Il interviendra.
Ses yeux rencontrèrent ceux de Nathanaël, qui la tenait toujours sous le menton. Elle l’invita d’une œillade assassine à ranger ses mains à leur place légitime.
— Tu donnerais ton accord à ça ? dit Sven.
— Je n’en peux plus d’attendre. Je veux vivre.
Le capitaine se leva de table et quitta la cuisine.
Nathanaël déglutit l’inconfort qu’il ressentait, témoin d’une dispute qui ne le concernait qu’à peine ; elle lui remettait en mémoire un avertissement de Paule, une semaine plus tôt, au moment de leur accord vis-à-vis de Félix. Quelque chose à voir avec la dangerosité de partager un triangle amoureux avec elle.
Toute l’affaire de l’assassinat de Nicéphore Levraut avait bouleversé les vies d’Ada et Paule, semblait-il. Table rase des leçons de bonnes manières qu’on absorbait dans sa jeunesse, la tragédie les avait remplacées par un instinct craintif. Somme toute, les deux femmes se trouvaient condamnées à mener des vies très éprouvantes, consacrées à ressasser les drames passés et à assurer leur protection en dépit de leurs désirs de liberté. Pire encore, quiconque les côtoyait était entraîné dans la spirale de leur tourment.
Nathanaël n’avait pas peu hâte d’en finir avec cette histoire : Philémon Levraut emprisonné, ses victimes pourraient enfin tourner la page.
Ainsi fonctionnait la vengeance.
*
D’expérience de courant d’air, est-ce que la somme des expériences vécues ne laissait pas sa marque sur la mémoire, sur l’instinct, sur le réflexe ? Comment est-ce qu’on pouvait réellement laisser quoi que ce soit derrière soi ? Par ailleurs, le temps coulait en un flux continu. Impossible dans ces circonstances de désigner un moment initial ou final à la moindre chose, pas vrai ? Les bornes entre les événements représentaient davantage une construction sociale qu’une réalité physique.
Line le sylphe devina le but du discours de Jean et s’en désespéra :
— Dis-moi que tu n’es pas en train d’argumenter que Nathanaël n’est jamais sorti de prison parce qu’il est impossible de définir l’instant exact de sa sortie de prison.
— Non ! Je dis qu’à mon sens, Nathanaël n’est jamais sorti de prison parce qu’il en porte encore la trace dans sa chair.
Les deux sylphes se considérèrent. Pour ce qu’ils en savaient, la langue ne leur était pas naturelle : on la leur avait imposée, avec ses logiques internes qui informaient et façonnaient le monde autour d’elles. Compréhensible de tâtonner avec le vocabulaire et la syntaxe, à la recherche d’une description adéquate du monde. Toutefois :
— C’est complètement idiot et ça ne veut rien dire.
— J’ai fait un tour dedans, je sais de quoi je parle. Le corps de Nathanaël a changé en prison et à cause de la prison. Chaque seconde qu’il y passe le lui rappelle.
Line se remémora une phrase de l’intéressé :
— Il compte régler ça en deux ans de callisthénie, paraît-il.
— Alors je suppose qu’il sera réellement sorti de prison dans deux ans.
Vingt-quatre mois ? Sept cent trente jours ? Dix sept mille cinq cent vingt heures ? C’était trop long, trop de temps perdu pour Jean, condamné à s’obséder de Nathanaël au point de se perdre lui-même. Une entrave aussi abominable qu’un bocal de verre. Jean reprit :
— De toute façon, ce n’est pas comme s’il y avait une solution plus simple. À moins que ?
Line ne réagit pas. La dernière fois qu’il avait réagi trop vite à une provocation du genre, il avait juré fidélité à Nathanaël ; l’autre moitié de lui-même en souffrait encore.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Oh, je ne sais pas. Nat se souvenait d’une conversation que vous avez eue il y a quelques jours. Une façon de changer le monde qu’il vaudrait mieux que j’ignore, tu disais. Mais toi, tu la connais ? Et tu n’oses pas t’en servir ?
Line recula. Jean passa derrière lui.
— Angeline n’était certes pas parfait, mais je n’ai pas souvenir que nous étions lâches, toi et moi, quand nous l’étions. D’où est-ce que tu sors ce trait de caractère ?
Nathanaël entra dans la pièce ; Jean se précipita sur lui.
— Mon ami ! Comment ça va ? J’ai été chassé, ça ne t’a pas fait mal ? Je ne comprends même pas ce qui s’est produit.
Nat se laissa le temps de la réflexion, un doigt levé en l’air, la bouche ouverte sur son souffle bloqué ; puis la réplique sortit :
— Jean, je t’apprécie beaucoup, mais je crois que nous devrions mettre de la distance entre nous.
Le silence devint épais.
— Pourquoi ?
— Aurais-tu apprécié l’expérience ? Je ne puis en dire de même ; comment expliquer. As-tu déjà enfilé un bas sur ta main et Illusionné un visage dessus, le transformant en marionnette pour amuser tes nièces et neveux ?
— Non ?
— Eh bien je sais désormais ce que ressentait le bas.
— Ça ne m’informe pas davantage ?
— Jean, est-ce que tu es bouché ?
Line eut la surprise de voir son intervention récompensée par un sourire de Nathanaël, dont la voix s’adoucit :
— Te voilà, mon ami ! Pardon de la frayeur que nous t’avons causé, tout est allé très vite. Es-tu tranquillisé ? Je n’ai rien, Jean semble lui aussi indemne de l’aventure.
— J’ai vu ça. Tant mieux.
Le sylphe se rendit compte trop tard qu’il avait oublié de signaler que l’homme n’était pas son ami, et jugea le moment passé.
Félix et Paule entrèrent dans la pièce. Nathanaël, en humain amateur d’humains qu’il était, abandonna sa conversation en cours pour leur accorder son attention pleine et entière. Ils causèrent de sujets sans intérêt. Line les ignora. Jean, lui, ne pouvait détacher son regard d’eux.
Toute l’horreur de la chose : pour Nathanaël, aucun des deux sylphes ne passait en priorité. Son amitié, bien que clamée haut et fort, valait peu. Courants d’air récurrents, cénètes non-officiels, Line, Jean et Angeline avant eux étaient priés de se rendre utiles ou de rester sage. Les humains les traitaient comme moins qu’humain : ça avait toujours été le cas, et aucune démonstration de politesse molle ne viendrait jamais altérer ce fait.
Si seulement Jean avait pu s’en rendre compte.
Mais Jean n’avait pas choisi d’être créé aussi stupide.
Line réfléchit à sa responsabilité dans l’affaire.
Son alter ego méritait mieux.
Comment le libérer ?