Antécédemment : Nathanaël a pu remettre à Magda Morez le message que son frère est vivant ; voilà donc accomplie la première de ses deux commissions, la seconde étant de protéger Ada Rousseau-Stiegsen d’un danger qui la menace.
*
Nathanaël de Luz s’avéra moins stable sur leur charrette de location qu’une grand-mère de presque quatre-vingt-ans ; il tâcha de ne pas s’en montrer trop vexé. Paloma, qui conduisait La Bête, ne le lui laissa pas oublier du trajet.
Son panier de provisions sur les genoux, Magda Morez restait silencieuse. Elle irradiait la méfiance, ce que Nathanaël comprenait puisque lui-même se serait méfié d’elle, les rôles inversés. Il lui laissa l’initiative de reprendre la parole.
Cela attendit la vue du corps de ferme. La vieille se dégela un peu, marmonna :
— On a grandi ici, vous saviez ? Avec Juan, on partageait la même chambre. Nos parents étaient toujours à travailler, la tête dans leurs projets d’hybridations et de sélections et toutes ces choses techniques, alors c’est surtout moi qui l’ai élevé.
— Une bonne chose que vous n’ayez pas déménagé.
— Et que faisait-il, quand vous l’avez vu ? Le type qui prétend être mon frère.
— Il travaille pour le Grand Maître.
Un silence.
— Comment est-ce possible ? Mon frère a été kidnappé à sept ans.
Paloma arrêta la charrette contre la volonté du cheval, qui émit un hennissement au ton de menace de mort. La routière grommela qu’elle n’avait pas peu hâte de le rendre à son écurie. Magda conclut :
— Cela dit, ça expliquerait qu’il utilise un noble comme coursier.
— Ma situation est particulière, j’ai été banni de la Tour éternelle.
— Tant mieux pour vous.
Il allait lui expliquer qu’il ne s’agissait pas de la réaction appropriée au moment où ils passaient la porte de la maison. À l’intérieur, la pénombre vaincue, une image :
Ada, un tisonnier fumant dans chaque main, dos à la cheminée, menaçait trois personnes : un homme mûr, outré, la femme qui lui avait ouvert plus tôt, les mains tendues vers l’avant dans une posture aussi pacifique que la situation le permettait, et une adolescente, prostrée sous la table. Ada apostropha Nat :
— Luz, vous tombez bien ! Il faut qu’on parte tout de suite, ces gens sont suspects !
Magda Morez considéra la scène. Un long soupir lui anima les épaules.
— Qui lui a parlé d’Adèle ?
L’homme leva les yeux au plafond ; la femme le pointa du doigt. La matriarche secoua la tête.
— Tonio, tu sais bien qu’on ne peut pas sauter sur les inconnus comme ça, ça donne toujours la mauvaise impression. Je propose que tout le monde se rassoie. Discutons, voulez-vous bien ?
*
Ada Rousseau-Stiegsen avait dit ce qu’elle avait à dire sur le danger pour les enfants trouvés d’être arnaqués par n’importe qui en espérant trouver des réponses sur leurs origines ; puis, rassérénée par la présence rassurante de Luz et Paloma à ses côtés, elle avait accepté d’écouter ce que la famille Morez souhaitait raconter.
Magda Morez récupéra une boîte en carton des mains de sa petite-fille qu’elle avait envoyée la chercher. Elle en tira des papiers usés – des dessins, en fait ; des portraits, du peu qu’Ada distinguait. La vieille dame débuta :
— Quand mon petit frère avait sept ans, il m’a dit qu’il avait rencontré des fées. Je ne l’ai pas écouté : j’avais quatorze ans, j’étais bien trop sérieuse pour croire à ces choses-là. La semaine suivante, il a disparu. Nos parents ont organisé une battue avec les voisins mais on ne l’a pas trouvé. J’ai eu honte de ne pas avoir rapporté ces histoires de fées à temps et je suis partie à sa recherche.
Soledad prit la main de son époux sur la table. Leur adolescente vint s’asseoir sur le banc et se blottit contre elle. La mère passa son bras autour de ses épaules pour caresser les cheveux noirs de sa fille. Celle-ci en pépia de contentement.
— Je me suis dit, l’endroit le plus grand du monde, c’est la Ville : il fallait commencer par là. J’ai appris le mitoyen sur le tas et décroché un poste de servante dans la Tour éternelle. Je pensais qu’une petite paysanne ça n’est pas bien sérieux mais que si j’avais un travail important les gens me respecteraient assez pour m’aider à retrouver mon frère. Ça n’a pas marché. La Garde ne savait pas quoi me répondre. Ils m’ont dit que Juan était sans doute mort en se perdant à côté de chez nous et que j’étais bête d’essayer de le chercher ailleurs. Je me suis fait une raison.
Elle tira un premier portrait de la pile et le brandit aux invités. Un homme brun, la barbe très drue, prenait une pose pleine de dignité pour le dessinateur.
— J’ai rencontré le père d’Antonio. Il était beau, pas vrai ? Sous-officier dans la Garde Touraine, j’ai fini par lui taper dans l’œil à force de venir porter plainte. Ça a mis le temps mais on a fini par réussir à faire notre petit garçon…
Elle pinça la pommette de son grand fermier roux.
— Et puis un jour mon fils, quatre ans, me dit qu’il a rencontré des fées. Qu’elles lui ont parlé, qu’elles veulent devenir ses amies. Antonio était très sage alors il voulait s’assurer que j’étais d’accord. Traitez-moi de folle, mais je lui ai conseillé de dire aux fées de déguerpir ou elles auraient affaire à moi.
Antonio haussa les épaules.
— Tu sais que je ne m’en souviens pas.
— Tu étais petit. J’oubliais : j’avais quitté son père et j’étais avec celui de ma fille. On l’attendait, justement.
Elle sortit un autre dessin de la pile. Le portrait à l’encre de la petite famille était complété de quelques couleurs choisies par l’artiste : le compagnon d’alors était suggéré châtain moyen par un aplat marron, Magda elle-même figurait jeune et blonde et au sourire identique à travers les âges, et le nourrisson dans ses bras portait déjà une courte toison d’un roux flamboyant.
— Je l’ai appelée Adèle. Dans la Tour je travaillais pour une demoiselle Adeline, de santé trop fragile pour enfanter, qui se montrait toujours correcte avec moi. Je voulais, je ne sais pas, lui rendre hommage, quelque chose de bête comme ça, la domesticité si on y reste trop longtemps ça déteint sur le caractère.
Ada hocha la tête. La fameuse Adèle Rousseau, qui devait porter le nom de son père, qui avait pu lui-même l’hériter d’un ancêtre abandonné. Tant de gens s’appelaient Rousseau, Blondin ou Brunet, ça n’avait rien d’extraordinaire. Magda rangea le portrait de famille dans la boîte.
— Elle a été enlevée le mois suivant.
Ada écarquilla les yeux.
— Ça m’a rendue folle. Je suis allée voir la Garde et ils m’ont demandé si j’étais la même personne qui avait passé tant de temps à les emmerder avec mes histoires de frère disparu. J’ai préféré quitter la Ville et rentrer chez mes parents avec mon fils. Le papa d’Adèle n’est pas resté dans ma vie.
Antonio posa sa main sur l’épaule de sa mère. Elle le chassa d’une chiquenaude.
— Mon petit gars de Ville est heureusement devenu un grand gars des champs et il a fini par trouver une copine. Ils ont eu un fils.
Nouvelle branche de l’arbre généalogique, nouveau portrait. Antonio très roux, Soledad très brune, un nourrisson rouquin. Magda planta son regard dans celui d’Ada :
— On va voir si vous avez suivi jusqu’ici, qu’est-il arrivé à cet enfant, à votre avis ?
— Enlevé ?
— Au berceau. Je le surveillais : j’avais un mauvais pressentiment. J’ai fini par m’endormir et, quand je me suis réveillée, plus de bébé.
Ada jeta un regard en coin à ses compagnons de voyage. Paloma contemplait le mur comme si elle ne prêtait même pas attention à la discussion ; Nathanaël fixait la vieille dame avec de grands yeux désolés. Elle se demanda si la même déduction logique leur avait traversé la tête.
Qu’on croie aux fées ou pas, le dénominateur commun dans ces affaires d’enfants disparus était Magda. Mariée à un officier de la Garde, Ada connaissait leur tournure d’esprit. Dans un cas pareil, leur premier réflexe était de chercher si l’on avait pas affaire à une meurtrière d’enfants plutôt qu’à une série de kidnappings mystérieux.
Le maintien de l’Ordre était mal conçu pour les situations exceptionnelles. Les Gardes étaient là pour ranger les choses à leur place. Il fallait pour cela s’entendre sur la place des choses et ne pas leur présenter une affaire si dérangée qu’elles ignoraient par quel bout la prendre. Sa famille en avait fait les frais au moment d’expliquer en quoi Philémon Levraut les harcelait et pourquoi il était nécessaire de prendre des mesures contre lui.
L’histoire continuait. Magda reprit :
— Il y a plus de quinze ans, une femme s’est présentée sur notre perron. Elle s’appelait Adèle Rousseau, avait été abandonnée à une date correspondant à l’enlèvement de ma petite, était aussi rousse que mon bébé, ressemblait un peu à son père, un peu à moi, alors… je l’ai prise pour fille, même sans preuves. Elle cherchait ses origines, elle avait constaté que les papiers officiels de son foyer pour orphelins l’enregistraient comme “trouvée” et pas “abandonnée”… Ça semblait coller ! Le foyer l’avait appelée Rousseau, pour ses cheveux, mais elle portait toujours son prénom.
Ada pinça les lèvres. Ça n’était pas si rare que ça, « Adèle », surtout en Ville. Le regard humide, Magda se remémora :
— Elle s’est installée à Puentazul ; elle y pansait les blessures et assistait aux accouchements, d’abord des gens et puis ensuite des bêtes parce qu’on en avait bien besoin. À force de rouler dans le foin, ce qui devait arriver…
Nouveau portrait sur la table : Adèle Rousseau, sur ses genoux un enfant nouveau-né, les deux d’une rousseur à brûler les rétines d’après les couleurs naïves du dessinateur. Ada sentit le monde vaciller. Néanmoins, ça faisait des années qu’elle avait perdu l’usage des miroirs : peut-être se laissait-elle contaminer par l’ambiance de complot de la famille Morez.
— Mortesélène, c’est qu’elle vous ressemble ! s’exclama Nathanaël.
Est-ce qu’on lui faisait confiance question physionomie, à celui-là ? Avec sa capacité à retracer les contours des choses selon son bon vouloir. Ada envoya un regard suppliant à Paloma. Beaucoup de routiers s’adonnaient à la portraiture, un talent qui leur servait aussi à créer leurs Vraies Cartes. Peut-être qu’elle y verrait plus clair. La routière daigna participer à la comparaison.
— Vous n’avez pas les mêmes yeux.
Magda opina du chef.
— C’est juste : ceux d’Adèle étaient marron. Ceux de son père étaient bleus par contre, plus que les vôtres même, il venait du fin fond de Fers.
— Aussi vous faites pas le même poids, mais bon, elle sortait d’une grossesse et vous venez à peine de recommencer à manger.
Paloma soupira sa conclusion :
— Y a quelque chose. Je peux pas dire qu’il y a rien. Enfin pardon, moi je l’aime pas, votre histoire : tout ça est louche. Et je suppose que ce bébé-là aussi a été enlevé ? La faute aux fées, encore ?
— Quelque chose vous ennuie ?
— Oui. On commence par accuser les fées et pis quand on leur met pas la main dessus on s’en prend aux routiers.
Soledad intervint, un geste vers son foulard de tête au cas où Paloma l’aurait raté jusqu’ici :
— Je comprends votre inquiétude mais je suis routière, princesse.
— Non. Une routière, ça vit sur les routes.
— Vous savez bien ce que je veux dire.
— Je n’en ai rien à faire, fichez-moi la paix.
Paloma quitta la table et la ferme en trombe. Soledad soupira.
— Trop de toit sur la tête, une fille dans son genre ne pouvait pas tenir plus longtemps.
Nathanaël s’apprêtait à se lever à la poursuite de son apprentie ; Soledad lui enjoignit de rester, sans doute pour empêcher Ada, seule parmi les Morez, de faire une nouvelle attaque de panique et de casser des meubles à coups de tisonnier. Étant donné la violence de ce qu’on lui racontait, elle ne garantissait pas de garder son calme. Magda secoua la tête.
— Effectivement, mon deuxième petit-fils a été enlevé.
Ada haussa les sourcils. Un fils ? Vu la tournure de l’histoire, elle s’attendait à ce qu’on lui présente une place dans l’arbre généalogique.
— Adèle ne l’a pas supporté. Elle est tombée en langueur : elle ne travaillait plus, ne mangeait plus, n’adressait plus la parole au père. Un soir, elle m’a enfin parlé. J’avais peur d’oublier, alors j’ai pris des notes…
Un papier sur la table : des lignes serrées avec de beaux déliés, une écriture de bonne écolière. Le tout en dialecte sépanais local, que Magda traduisit à la volée.
— Elle m’a dit qu’elle pensait mériter qu’on lui vole son fils, parce qu’elle avait eu une fille quand elle était plus jeune et qu’elle avait laissé un homme la lui retirer. Elle n’a pas voulu me donner de noms, mais elle m’a parlé de dates, celle de la naissance et celle du sevrage, après lequel l’homme l’a obligée à partir. Ils avaient un accord préalable tous les deux sur le destin de sa fille mais elle le regrettait. Pour elle, l’enlèvement de mon petit-fils était sa punition pour cet abandon. L’hiver suivant, elle était devenue trop faible pour résister à la grippe : nous l’avons perdue.
Ada demanda plus fort qu’elle aurait voulu :
— La date de cette naissance ?
— Le vingt-quatre octobre. L’automne prochain, ça fera vingt-sept ans.
Elle se figea. La main de Nathanaël sur son épaule la ramena à la réalité.
— Tout va bien ? s’inquiéta-t-il.
Elle déglutit et reconnut à son corps défendant :
— C’est mon anniversaire. C’est mon âge. Les dates collent. Mais vous pourriez mentir, et puis quelle est la logique ? Si je suis bien cette enfant, votre Adèle m’aurait confiée, ou peut-être même vendue à un homme, mais je ne me souviens que d’un foyer pour orphelins ! Sans parler de la coïncidence de nous retrouver par accident alors que rien ne pouvait présager…
— Moi, l’interrompit Nathanaël. Je suis la coïncidence ! Deux personnes ont profité de mon bannissement de la Tour pour me confier deux commissions, primo contacter Magda et secundo vous protéger. Il y a d’un côté quelque chose de très étrange qui se passe avec cette famille, et de l’autre quelque chose de très étrange qui se passe avec vous. Je ne crois pas au hasard. Il doit exister un lien que nous ne comprenons pas encore.
Toute la tablée le fixait. Il feignit mal la nonchalance pour conclure :
— Si vous me permettez, évidemment, de donner mon avis.
Ada s’attrapa une main avec l’autre pour en calmer le tremblement. Quelque chose ne collait pas. Si elle pouvait déceler les failles de l’histoire, peut-être pourrait-elle se prouver qu’elle n’avait rien à voir avec cette famille d’inconnus – peut-être pourrait-elle éviter de se poser la question de qui ils devraient être pour elle, de si elle désirait les accueillir dans sa vie déjà riche en problèmes. Son regard accrocha l’adolescente de la maison.
— Et elle ? On ne vous l’a pas enlevée ?
Soledad prit la parole :
— Cassandra est adoptée. Sa famille ne voulait plus d’elle alors je leur ai proposé de la prendre.
L’adolescente ne réagit pas là où, dans une conversation similaire, Olivia aurait quitté la pièce en claquant la porte. Elle souriait, béate, sous la caresse de sa mère. Ada s’interrogea sur son état de santé. Elle aurait pu être née avec un trouble de la compréhension, ou avoir vécu un accident ou une maladie la menant au même point. Dans les campagnes, les gens tendaient à garder leurs idiots à la maison plutôt que de les faire enfermer en asile comme les citadins s’y résignaient trop souvent. Soledad posa un baiser sur le front de sa fille, qui voulut le lui rendre en application mouillée des lèvres sur tout son visage.
Ada soupira.
— Je ne vous cache pas que c’est beaucoup.
Magda lui attrapa la main sur la table.
— On ne vous demande pas de prendre une décision. On ne vous demande même pas de nous croire. Chacun des membres de notre famille que nous croyons retrouver est un petit miracle. Mais vous avez votre vie et nous avons la nôtre. Vous êtes la bienvenue chez nous, même si c’est pour nous annoncer que vous avez trouvé des preuves que nous ne sommes pas apparentés. D’accord ?
Ada se leva de table. Nathanaël l’imita.
— Eh bien, si le message est transmis, nous avons fait tout ce que nous avions à faire…
— On ne vous retient pas.
— Nous devons partir, se justifia Ada, ou nous serons en retard à l’anniversaire de ma sœur. Adoptive.
Elle regretta la précision aussitôt.
— Désolée pour les tisonniers.
Tant de mots, et tous de trop. Elle marcha, raide, jusqu’à la sortie, échangea un dernier au revoir, puis referma la porte.