Antécédemment : Nathanaël, Ada et la princesse routière Paloma sont partis transmettre le message de l’assistant du Grand Maître à la dénommée Magda Morez. Ailleurs, Jean a insisté pour que Line le conduise auprès de Salamandre car il aimerait discuter.
*
Line le sylphe devint une tranche de colline, puis un mur de métal, puis une bulle d’air confinée.
— Bonjour, Salamandre.
Ce dernier, toujours contenu dans un humain nommé Hervé, sursauta. Avant l’interruption, il observait des lignes de texte apparaissant sur de vastes surfaces de verres englobant une machinerie complexe. Il l’éteignit dans la précipitation, enfila ses verres thermiques et se tourna vers le sylphe.
— Angeline ! Quel plaisir de te revoir !
— C’est Line, en fait. Ouvre, j’ai amené quelqu’un qui veut te rencontrer.
Salamandre s’y attela. Puis s’étouffa de rire en constatant l’affaire.
— Alors là ! C’est ce qu’on appelle couper la poire en deux !
— Bonjour, le salua Jean. J’ai entendu dire que vous aviez des plans, j’aurais voulu en discuter avec vous.
— Et ça parle ! Hilarant. Ça aurait pu être pire tu me diras, au moins tu ne t’es pas coupé les cheveux en quatre.
— Monsieur Salamandre, s’il-vous-plaît ? Vos plans pour détruire le monde, est-ce qu’on peut en parler ?
— Pourquoi, tu as une opinion sur le sujet, demi-portion ?
— Oui. Je dois vous demander d’y renoncer.
Salamandre tomba à la renverse dans le couloir de son repaire, son rire mué en un cri aigu. Line en profita pour en placer une :
— Jean, tu perds ton temps avec lui.
— Laisse-moi faire, on discute, c’est important le dialogue.
Remis de sa crise, Salamandre se releva.
— D’accord, bout de chou, parlons-en. Renoncer à mes plans, sinon quoi ?
— Sinon je vais devoir vous arrêter.
Devant la réaction de son interlocuteur, Jean s’inquiéta :
— Line, je crois que je ne suis pas pris au sérieux.
*
Ada Rousseau-Stiegsen et Paloma échangèrent un regard destiné à établir la similitude de leur pensée. Nathanaël allait, seul, trébuchant sur le moindre gravier dans ses bottes inadaptées au terrain comme au climat de la fin juin sépanaise, toquer à la porte du corps de ferme. Il avait eu besoin des deux femmes pour louer une charrette et demander son chemin mais cela, il exigeait de l’accomplir seul. Y parviendrait-il ? L’astre du jour tentait de l’étourdir, comme il avait refusé tout foulard ou chapeau pour protéger son crâne.
— Trois sous qu’il arrive à la porte, proposa Paloma.
Ada roula des yeux.
— Je ne vais pas parier contre.
— Oh, pas drôle.
— Pas joueuse : c’est une sale habitude, défaites-vous-en.
— Brr, c’était quoi, ça ? Un impératif avec deux pronoms ? Résistez à l’influence linguistique Ada, vous êtes déjà demi-bourgeoise et c’est bien assez grave.
Adossées à la charrette de location, elles sortirent la gourde et y burent chacune leur tour. Nathanaël avait toqué. Il patientait devant l’huis, le dos bien dressé vers le ciel en une posture absurde. Sans doute qu’on lui avait flanqué assez de coups de bâton dans l’enfance pour lui passer à tout jamais l’envie de se voûter. Les idées de la routière devaient avoir parcouru le même chemin, car ce fut elle qui relança :
— Un noble de la Tour éternelle. J’ai beau me le répéter depuis qu’il me l’a dit, je m’y habitue pas.
— Pour ma part j’étais à la Tour la veille de le trouver à ma porte, ça a aidé à relativiser le côté inaccessible.
— Vous y êtes domestique ? J’avais pas compris ça.
— Non non, pas du tout, j’y passais, j’essayais d’y contacter quelqu’un.
— Qui ça ?
— Une Dame, pour vérifier quelque chose dans des vieux papiers.
— Ça s’est passé comme vous le vouliez ?
— Je verrai à mon retour si elle a envoyé un courrier. Ah, ça bouge derrière les volets.
On ouvrit. Quelques bribes des explications de Nathanaël volèrent jusqu’à leurs oreilles – il cherchait Magda Morez pour lui remettre un message, vivait-elle bien ici ? Lui-même arrivait avec deux compagnes de voyage mais il ne s’agissait en aucun cas de s’imposer comme invités, il comptait repartir aussitôt la commission effectuée.
Ada Rousseau-Stiegsen soutint le regard de celle qui avait ouvert la porte. Une grande femme aux cheveux noirs à moitié cachés sous un foulard crème, des yeux assez grands pour fasciner même à cette distance, une insistance dans l’expression. Ada fronça le nez. Pourquoi ne fixait-elle pas Nathanaël, celui à qui elle parlait ?
Les poings serrés, elle approcha la ferme. Elle entendit Paloma lui emboîter le pas sur les cailloux avec un temps de retard. La fermière battit des cils et revint à l’homme devant sa porte.
— Magda est au cimetière. Si vous voulez la voir avant la nuit, vous la trouverez sur la tombe de sa fille.
— Dans quelle direction est-ce, je vous prie ?
— Plein nord, vous en aurez pour cinq ou dix minutes à pieds, moins avec votre charrette.
Sans l’avoir cherché, Ada redevint l’objet de son attention. Sa mâchoire se serra d’elle-même.
— Vous avez dû voyager longtemps. Voulez-vous entrer ?
Un mouvement du torse et la fermière libéra l’encadrure. De manière tacite, l’invitation était réservée à Ada ; Paloma haussa les épaules.
— De toute façon il est pas compétent pour conduire La Bête.
Le cheval de location, en écho à son nom prononcé, poussa un hennissement tout droit venu de la Mer du Froid – la dernière demeure de ceux dont le manque de vertu a définitivement déplu à Sélène. Ada choisit d’ignorer le présage et d’aller vérifier le caractère funeste de la situation elle-même.
À l’intérieur, la maison ressemblait à n’importe laquelle de ces fermes plus riches de terres que de biens. Sol de terre battue, meubles en bois brut, un évier alimenté en eau par une fontaine intérieure – ses bâtisseurs avaient dû la construire autour d’une source préexistante. Seule fantaisie, des brassées de tulipes étaient peintes à même les murs. Dos à la fenêtre, une adolescente aux cheveux noirs essuyait de la vaisselle en grands gestes lents. Une soupe bouillait, parce qu’il fallait toujours que quelque chose cuise pour rentabiliser le feu dans la cheminée, même fin juin.
Ada tira l’un des bancs de la table centrale et s’y assit. Son hôtesse prit place en face d’elle.
— Je suis Soledad Morez. Et vous ?
— Ada Rousseau-Sti…
Elle s’interrompit. Les yeux écarquillés, Soledad tremblait. La voix pressante, elle relança Ada :
— Que disiez-vous ?
— Rousseau, c’est le nom qu’on m’a donné au foyer pour orphelins ; Stiegsen, celui de mon époux, que j’ai ajouté après le mariage.
— Quel âge avez-vous ?
Ada serra les poings. Une femme mûre et une adolescente ? Elle pourrait se tirer de là sans dommages, si besoin. Ni l’une ni l’autre ne devrait opposer de résistance insurmontable. Autant continuer à discuter : il s’agissait peut-être d’un malentendu. Elle répondit :
— Vingt-six ans, vingt-sept en octobre prochain.
Sa tension devait s’entendre. Soledad leva les mains sur la table en signe de paix.
— Pardonnez ces questions, s’il-vous-plaît. Notre famille a une histoire compliquée qui fait que nous aimons en apprendre plus sur les gens qui nous rendent visite, par précaution et par curiosité.
Ada tenta de se détendre et échoua. La motivation, compréhensible : la façon de faire, beaucoup moins. Pourquoi l’interroger elle, et ni Paloma ni Nathanaël ?
La porte s’ouvrit à la volée sur la silhouette d’un homme à qui l’obscurité gommait tous les traits. Le temps de se réhabituer à la lumière, Ada constata qu’il était aussi roux qu’elle. Il alla respirer la soupe qui cuisait, manifesta son contentement, s’inquiéta de l’inconnue assise à sa table, puis s’écria :
— Sole, tu as vu comme elle ressemble à Adèle ?
Soledad lâcha un soupir et une phrase en dialecte sépanais :
— És clar. Intentava no espantar-la.
Ada établit qu’elle avait lu la situation correctement.
*
Nathanaël de Luz n’était pas familier des cimetières ; il en avait entendu parler comme d’un élément de folklore plébéien. À vingt-neuf ans – vingt-neuf ? Son anniversaire était passé dans les six mois de son incarcération : trente ! Mortesélène, trente ?
À trente ans, il s’estimait trop jeune pour penser à la mort (même si moins qu’auparavant.) Il ne visitait le columbarium de sa maison qu’aux anniversaires des défunts dont les Luz se souvenaient encore.
Des urnes, cela s’enfermait derrière une porte, on les oubliait, l’existence reprenait ; comment le peuple tolérait-il ces démonstrations publiques, ces longues rangées de pierres, sachant ce qu’elles signifiaient ?
Qu’aucun bonheur, qu’aucun désir, qu’aucune justice au monde ne pouvait arrêter le trépas. Quelle idée insupportable. Quel déni de tout. À quoi bon vivre, si l’on pensait ainsi ? Pourquoi continuer ? Autant abréger la peine. Le bon sens détricotait ces inepties derechef, pourtant on avait tenté de lui faire croire que son père s’y était jeté à bras ouverts, abandonnant tout, y compris son fils. Un mensonge bien pratique pour effacer la responsabilité de son meurtrier.
Paloma tira sur les rênes du cheval de location. Nathanaël se secoua la tête. S’il comptait venger son père de la meilleure manière qui fût – en s’assurant que personne d’autre ne connaîtrait son destin – il lui fallait garder son sang-froid. Il descendit de la charrette.
Une femme voûtée, les gestes graves, était assise devant une pierre tombale. Elle parlait à voix basse ; le vent n’en rapportait que quelques échos. Nathanaël y reconnut sa propre langue et en éprouva du soulagement. À son approche, il vit que la tombe était garnie de fleurs fraîches. La femme pique-niquait de pain et de fromage, une cruche entre les pieds qui contenait peut-être de l’eau, de la bière ou du vin.
— Êtes-vous Magda Morez ?
Elle réagit à l’appel et se tourna de côté, les sourcils froncés. Elle était si âgée. Les rides sur son visage éveillaient chez Nathanaël une alarme familière : celle qui reconnaissait les aveugles et les déments, qui le préparait en son for intérieur à devoir prendre soin de la personne en face de lui avec la même patience que pour s’occuper d’un petit enfant. La vieille lui sembla pourtant lucide quand elle répondit :
— Qui la demande ?
— J’ai un message à lui transmettre.
— Votre nom à vous, c’est ?
— Nathanaël de Luz.
Elle eut un cri étrange, un éclat de voix sans signification.
— Et qui est l’asticot qui utilise un noble comme coursier ?
— Je n’ai pas le temps de jouer aux devinettes. Si vous êtes Magda Morez, voici le message : votre frère est en vie, ne peut pas vous rejoindre, et vous embrasse.
Magda Morez se leva d’un bond et l’attrapa par le col. Pris au dépourvu, Nathanaël ne se débattit pas.
— Comment ça, « mon frère » ?
— Qu’en sais-je ! Un type, presque aussi vieux que vous, qui travaille pour le Grand Maître, m’a demandé de vous donner de ses nouvelles. Je n’ai pas réfléchi à s’il était réellement votre frère.
Elle le lâcha et contempla la cruche renversée. À l’odeur, définitivement de la bière. Elle soupira :
— À la tienne, ma fille.
Nathanaël regarda autour d’eux avant de comprendre. Dans l’idée d’adresser une parole sympathique à la mère, il lut le nom sur la tombe.
— Toutes mes condoléances pour votre… Adèle ? Rousseau, c’est son nom d’épouse ? Sacrée coïncidence, je connais quelqu’un qui porte à peu près le même nom.
Magda Morez le dévisagea, puis se pencha ramasser ses affaires.
— Rentrons chez moi, je veux tirer tout ça au clair.
*
Jean le sylphe suivit Salamandre chez lui. Line se tenait à l’écart ; son alter ego devinait son ennui et son embarras. Il décida de ne pas présenter d’excuses pour se sentir concerné par l’avenir du monde.
Salamandre, assis sur une machine géante au cœur de la colline, débuta :
— M’est avis qu’il y a un malentendu entre toi et moi. En fait, je soupçonne que tu penses que j’ai tort de vouloir détruire le monde parce que tu entretiens l’idée mal informée que le monde mérite d’être sauvé.
— Ben oui.
— Non. « Le monde » est un caillou. Les cailloux ne méritent rien. Ils sont dépourvus de conscience donc de système de valeur et telle est leur bénédiction. Quand tu parles du monde, ne parles-tu pas en réalité de la fine couche de moisi qui parasite ce caillou ?
Malgré l’ampleur de son amour, Jean sentit la rhétorique nihiliste à deux sous de Salamandre lui peser.
— Par « fine couche de moisi » tu entends les plantes, les animaux, tous les vivants en somme ?
— Ah, même avec une demi-intelligence tu n’es pas complètement idiot ! Oui, c’est tout à fait ça.
— Mais toi, quel monde veux-tu détruire ? Le caillou, ou le moisi ?
Salamandre frappa dans ses mains.
— Bravo, bravo ! Il est fort, le petit frère.
Line bougonna :
— Notre relation n’est pas de sang car nous n’avons pas de sang.
— Je t’aime aussi.
— Tais-toi.
— Sinon beau détournement du sujet mais tu n’as pas répondu à ma question, Salamandre.
Celui-ci dodelina de la tête.
— Certes. Je vise le caillou : d’après mes informations il y a quelque chose à l’intérieur dont je dois me débarrasser pour parvenir à mes fins. Le moisi est simplement sur mon chemin.
Jean réfléchit au problème.
— Et de quel niveau de destruction est-ce que nous parlons ?
— Avec un peu de chance, j’imagine que la majorité de la planète resterait à peu près intacte. Si nous n’en avons pas, je serai contraint d’en faire du gravier.
Le sylphe délibéra qu’il ne s’agissait pas une proposition acceptable.
— Je regrette, je ne suis pas convaincu. Arrête, ou ce sera moi qui t’arrêterai.
Salamandre sourit.
— Tout ceci était très divertissant mais je n’ai plus envie de jouer.
Jean ne vit rien, n’entendit rien et ne comprit rien. En un éclair, sa vue se déforma. Il tenta de s’enfuir sans parvenir à bouger. Au-dessus de lui, une paume de Salamandre ; en dessous, l’autre main. Il s’agita, palpa les limites de sa mobilité. Du verre. Il se trouvait dans un conteneur en verre. La voix de Salamandre, déformée, vibra à travers la coquille :
— Angeline, je vais te demander de récupérer tes petites affaires et de ne plus m’ennuyer avec tes expérimentations existentielles.
— Je m’appelle Line, et il est sa propre personne.
— Nous ne sommes pas des personnes. Réintègre-le et tiens-le à carreaux.
— Je n’en veux pas.
— Tu m’avais juré fidélité, non ? Absorbe-le, c’est un ordre.
Jean poussa davantage sur le verre. Il parvint à déséquilibrer Salamandre, qui manqua de le lâcher mais se rétablit avant.
— Dépêche-toi, nous n’avons pas toute la journée !
Le sylphe évalua ses options. Il était enfermé. Non : l’air était enfermé. Il n’était pas l’air. Il était un fragment de la volonté de l’Univers, manifesté dans un volume d’air. Il pouvait, en théorie, cesser d’être l’air : il avait vu Line le faire.
Devenir du verre. Ha ! Enfiler la matière de son pire ennemi. Combien de temps avait-il passé dans un bocal aussi confiné que celui-ci ? Des années, des décennies, plus peut-être, tout ça parce que son existence déplaisait au Grand Maître.
Cela dit, ce n’était pas la faute du bocal à proprement parler.
Jean devint le verre. C’était très étrange. Il redevint l’air en dehors de la coquille.
Salamandre cria à Line d’intervenir – techniquement, à « Angeline ».
Les deux sylphes échangèrent un regard transparent.
Jean fuit par le bas : il devint la colline.