Antécédemment : Les deux moitiés d’Angeline se sont accordées sur les conditions de leur séparation (l’un sera Jean, l’autre Line), et sur absolument rien d’autre. Nathanaël et Ada, eux, ont été suivis sur la péniche où ils se trouvent par une jeune routière qui vient de découvrir les Illusions grâce à eux et veut en savoir plus…
*
— Alors c’est d’accord ? Vous allez m’apprendre la magie ?
Nathanaël de Luz lâcha un puissant soupir par le nez.
— Pourriez-vous d’abord me dire d’où vous sortez au juste ?
Ada lui flanqua un coup de pied sous la table. Il le lui rendit avec une violence proportionnée. Si les regards avaient pu tuer, il ne doutait pas qu’il se serait effondré sur place, terrassé.
La serveuse de péniche et cartomancienne de bord de canal se ramena une mèche de cheveux dans le foulard et débuta d’un ton trop assuré pour être naturel :
— Je suis Paloma, princesse routière. Actuellement en année sabbatique, je suis ouverte aux nouvelles opportunités sur mon chemin, comme par exemple rencontrer un magicien et apprendre la magie. Apprenez-moi la magie, s’il-vous-plaît, monsieur – maître. Je vous jure que vous ne perdrez pas votre temps.
Nathanaël tambourina des doigts sur la table. La réponse évidente eût été un « non » ferme et définitif. Il ne connaissait pas cette jeune femme, croulait sous le poids d’une longue liste de tâches à accomplir et de problèmes à résoudre, et, pour la dernière fois, les Illusions n’avaient rien de magique !
D’un autre côté, la môme descendait des nobles. Pour que l’affaire fût sortie de la Tour, le plus probable était qu’un sieur – ou pire, un seigneur – avait folâtré avec une domestique et celle-ci dissimulé sa grossesse plus ou moins loin dans son arbre généalogique. Nat s’énuméra tous les demi-sangs rencontrés en l’espace de deux jours. Félix, Ada, Paloma. Une courte liste déjà trop longue : sa taille idéale eût été de zéro lignes.
En tant que seul représentant de la Tour éternelle à vagabonder parmi la plèbe, le devoir ne lui incombait-il pas d’offrir, a minima, quelques réponses aux demi-sangs égarés par l’irresponsabilité des siens ?
(« Grand Maître, membres du conseil, bonjour. Il est manifeste que vous me pensez inapte à reprendre le rôle de Seigneur de Luz, ce qui oblige mon cousin préféré à renoncer au mariage pour occuper le siège, mais écoutez-moi donc : lors de mon exil, j’ai rencontré de nombreux bâtards de la Tour aux prises avec leur héritage et notre pouvoir sur les Illusions. Si je les ai aidés ? Absolument pas. Alors, me rendrez-vous mon titre ? »)
Il se retint de se plaindre, puis s’empêcha de vocaliser le gémissement qui s’apprêtait à remplacer la plainte.
— C’est d’accord.
Le silence suivit. Nathanaël interrogea du regard sa compagne de voyage puis sa solliciteuse ; agacé de ne trouver aucune réponse, il protesta :
— Quel méfait ai-je encore commis ? Quelle sorte de protocole plébéien ai-je manqué d’honorer ? Daignerez-vous m’informer de l’origine de vos regards pantois et autres rictus chagrins ?
Ada le coupa :
— Surtout, ma belle, si vous voulez fuir, il est encore temps : ça, c’est son niveau de théâtre habituel.
— Vous m’avez rencontré voilà deux jours, Rousseau ! Que croyez-vous connaître des profondeurs de mon cabotinage ?
Paloma frappa de la main sur la table.
— Vous pouvez pas accepter comme ça. Je vous ai rien offert en échange !
— Je n’ai besoin de rien.
— Je devrais au moins vous payer…
— Inutile, je suis riche. Enfin il me semble ?
Ada hocha la tête en signe de confirmation. Paloma laissa une bretelle de sa robe lui tomber sur l’épaule.
— Je suppose que je peux proposer autre chose que de l’argent…
Ada secoua la tête en signe de dénégation. Nat fut piqué qu’elle crût nécessaire de lui rappeler l’existence de la décence.
— Non merci, ma petite. Encore une fois, je suis d’accord pour vous enseigner ce que vous pourrez apprendre contre rien : c’est mon dernier prix.
La routière passa sa main dans ses cheveux.
— Je vois. Client difficile. Hum. Vous voulez voir mes Vraies Cartes, c’est ça ? Je pourrais vous en montrer une ou deux.
Nathanaël haussa les sourcils face à ces majuscules aussi audibles à l’oral que celles qu’il mettait aux Illusions. Il se reposa sur la promesse d’Ada de lui servir de guide dans ce genre d’incompréhensions culturelles. Elle se racla la gorge.
— En public, les routiers disent la bonne aventure à l’aide de cartes à jouer ordinaires. Ils ont également un jeu secret de Vraies Cartes qui varie, dit-on, de groupe routier en groupe routier. On raconte qu’un paquet de Vraies Cartes n’est jamais réellement achevé, le cartomancien passant sa vie à le perfectionner. Je n’en ajouterai pas plus sur ce sujet que je ne maîtrise pas, je me suis contentée de vous répéter ce qu’un citadin ordinaire est censé savoir dessus.
— Le résumé n’était pas tout à fait faux, sourit Paloma. C’est le mieux qu’on peut espérer de nos jours, qui en a encore quelque chose à faire des traditions routières ?
Elle roula des yeux face au silence catastrophé d’Ada.
— Oui, oui, vous avez pitié de moi, on avait compris hein ! Toujours est-il que je veux un échange équitable : des cours de magie, qui m’intéressent, contre quelque chose qui vous, vous intéresse. J’y peux rien si mes parents m’ont faite marchande. Vous fabriquez quoi sur ce rafiot ? Vous faites une croisière ?
Nathanaël allait répondre ; le claquement du miroir de poche d’Ada l’interrompit. Il décida de s’en tenir à la description la plus courte.
— Nous nous rendons dans le Sépane afin de rendre visite à une femme à qui je dois remettre un message.
— Oh ! Vous avez un interprète ? Je parle toutes les langues sépanaises. Ou la dame que vous rencontrez parle le mitoyen ?
— « Les » langues sépanaises ? s’inquiéta Ada. Je connais « le » sépanais.
— Ah, je vois, vous l’avez appris en Ville. Non mais je dis pas qu’on va pas vous comprendre, je dis juste qu’on va vous cataloguer citadine et qu’il va vous manquer des mots en face, pas l’idéal pour demander son chemin. Vous êtes sûrs qu’il vous faut pas une guide compétente ?
Ada fronça les sourcils. Nathanaël sentit les coins de sa bouche remonter tous seuls et laissa la boutade lui échapper :
— Au moins, avec le vieux-thalasside, je ne me faisais pas trop d’idées sur la valeur de la langue en pratique…
Ada se leva d’un bond, quittant la table.
— Prenez ma chaise, Paloma. Apprenez donc la magie et accompagnez-nous, votre échange est accepté.
— Où allez-vous ? s’enquit Nathanaël.
Elle le salua d’une révérence.
— Pratiquer la sorcellerie.
*
Line le sylphe filait vers ce grand aplat qu’est le ciel, incapable de juger sa distance au sol. Il tourna son regard vers le bas. La Ville se réduisait désormais à un cercle mêlé de tuiles ocre et de terrasses grises, et Jean l’avait suivi. Line recula.
Il ne connaissait pas l’effroi, sinon par la définition. Quand il se croyait encore attaché à l’air, il s’efforçait d’éviter le feu et l’eau par simple précaution, pas pour réduire sa peur au silence. Mais ça. Ce morceau de lui qui insinuait, prétendait, racontait… n’importe quoi, ça… lui faisait redécouvrir le sens du mot [tɛʁœʁ].
— Line ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
Faute d’un meilleur terme, il le repoussa. Jean vola à quelques mètres.
— C’est parce que je t’ai demandé si tu voulais changer de nom ? réessaya-t-il. Tu peux rester Angeline si tu préfères ! Je m’en fiche ! Tu sais que je t’aim–
Line gronda. La réplique manquant de clarté, il se força à formuler :
— Arrête !
— Qu’est-ce que tu veux que j’arrête ?
— De raconter ces choses !
— Quoi ?
— Tu ne m’aimes pas ! Nous n’aimons pas !
La tempête en lui se calma, soulagée d’avoir identifié le nœud du problème. Oui, un simple souci de vocabulaire. La prudence s’imposait avec les verbes comme les substantifs, les gens prenaient tout très au sérieux. Line n’aurait pas voulu que les humains, la masse terrible et grouillante des humains, s’imaginent n’importe quoi à son sujet. Ou à celui de Jean, mais il ne comptait pas sur eux pour comprendre la différence.
Jean, le silence passé, reprit la parole :
— Bien sûr que si, nous aimons.
— Tais-toi.
— Non. Nous sommes des fragments manifestés de l’Univers. Comment est-ce qu’il maintiendrait sa cohérence sans amour ?
— Pourquoi est-ce que tu racontes n’importe quoi ?
— Nous sommes nés dans la tempête et nous l’avons aimée. Nous avons vu la Tour au-dessous de nous et nous l’avons aimée. Nous avons rencontré un premier humain et nous l’avons aimé. On nous a enfermés pour expérimenter sur nous et nous avons aimé chacun des expérimentateurs.
— Pourquoi tu ne te tais pas…
— Nous y avions renoncé mais nous avons été coupé en deux : cette décision, elle est restée avec toi. Elle n’est plus mienne. J’aime de nouveau. Fais la paix avec ça. Puis, pourquoi pas, imite-moi.
Line observa les mots lui passer dessus. Leur enchaînement, leur syntaxe censée charrier le sens général des phrases. La dernière appelait une réponse.
— Non merci.
— J’aurai essayé. Pardon de me répéter, mais où est ce Salamandre, s’il-te-plaît ? Je voudrais discuter avec lui de son histoire de détruire le monde.
Le sylphe considéra son alter ego. Un enquiquineur. Est-ce que c’était comme ça que ses connaissances le considéraient, lui aussi ? Non, il devait s’agir d’un défaut propre à Jean. Quelque part, le fait que ce dernier l’épuise constituait une preuve que Line devait se montrer beaucoup plus fréquentable, répartition des traits obligeait.
— Allons-y ensemble.
— Merci !
Line ouvrit le chemin. Pas la meilleure solution mais, au moins, elle détournait Jean de partir à la recherche de Nathanaël pour lui crier son amour, et c’était toujours ça de gagné.
*
Accoudée au bastingage, Ada Rousseau-Stiegsen regardait l’eau la fuir. Elle redécouvrait un fait permanent de son existence : c’était difficile de penser en sorcière sans penser à Nicéphore.
Le crime de sorcellerie était défini… avec difficultés, dans le Code Pénal. S’il s’avérait que vous aviez nui à quelqu’un de manière mystérieuse mais certaine, les juges l’ajoutaient sur la pile au cas où. Quand un harceleur se révélait particulièrement efficace, on préférait imputer ça à l’exercice d’une forme de magie néfaste plutôt qu’à une fragilité d’esprit de ses victimes, histoire de garder les torts d’un seul côté. (D’après la vieille idée selon laquelle la fragilité d’esprit était une défaillance personnelle.)
Ils pratiquaient la sorcellerie, dans la maison de Philémon. Le genre bénéfique, en complément de la médecine, quand ça pouvait aider. Remettant une prescription, ils l’accompagnaient de quelques mots insistants, le bon regard, parler avec les yeux, juste de quoi persuader le patient de ne pas abandonner son traitement. Philémon était le meilleur à ce jeu-là, Nicéphore le suivait, Ada leur courait derrière, désespérée de rattraper son retard sur ce que le père et le fils avaient créé ensemble toute leur vie.
Ils ne mentionnaient pas les Illusions entre eux. Pas qu’ils évitaient le sujet, juste que ça n’existait pas dans le monde réel : ce n’était qu’une légende urbaine sur la Tour éternelle. Dans cette période si tranquille, ils n’auraient jamais pensé à faire le lien. Puis, quand bien même le sujet serait venu sur la table de la cuisine au cours de leur dîner, ils auraient reconnu d’une même voix qu’ils n’étaient pas des nobles et n’avaient rien en commun avec eux. Après tout, c’était illégal pour un enfant né de la Tour de n’être pas élevé dans la Tour et, si c’était illégal, c’était bien la preuve que ça n’arrivait jamais, c’est tout à fait comme ça que fonctionnent les lois.
Ada sortit son miroir de poche. Philémon… elle crispa sa mâchoire. Ce vieux salopard de Phil lui avait imprimé dans le crâne que sa vie ne valait rien ailleurs qu’à ses côtés. Elle ne pouvait plus se regarder dans une glace, ni manger, ni passer une journée sans penser à lui, à ce qu’il avait fait, à ce qu’il exigeait d’elle. Sans parler des enfants. Ha. Pas besoin de quatre ans d’études de médecine pour comprendre que si elle ne s’alimentait pas, elle ne pouvait pas nourrir la promesse de son ventre, d’où ces fausses couches à répétition – et elle avait fait quatre ans d’études de médecine.
Philémon voulait le champ libre pour sa propre descendance. L’utiliser pour remplacer son fils. Son fils qu’il avait fait tuer. Et il s’imaginait qu’il proposait là une aubaine. Il y avait quelque chose de terrifiant dans son incapacité à comprendre à quel point ça ne pouvait intéresser personne, et dans l’idée que c’était le même homme, exactement le même, qui l’avait accueillie chez lui, lui avait expliqué le rôle des médecins, leur devoir envers leurs patients, envers tous ceux qui souffrent.
Et allez, c’était reparti. La voilà qui pensait encore à lui. Exactement ce qu’il espérait : que par simple exposition, à force de le garder à l’esprit, elle se prenne de pitié, de remords, qui sait, de passion, parce que c’est connu, rien n’enflamme plus l’amour que d’être prise au piège sans échappatoire.
Quitte à s’enfermer dans le passé, elle invoqua une image plus agréable.
Ils étaient assis au bord d’un chenal, mangeant des petits pâtés au lapin que Nicéphore avait négocié à la baisse en fleuretant avec la vendeuse. Il fêtait son vingt-et-unième anniversaire et avait résolu de le passer en compagnie de sa bonne amie Ada plutôt qu’avec sa fiancée Paule. Un choix que, l’âge aidant, Ada serait amenée à qualifier de « discutable » mais qui, à l’époque, paraissait censé. Une terrible qualité du père et du fils Levraut était que, si vous les laissiez s’expliquer assez longtemps, tout paraissait censé.
— Midi est passé, non ?
Ada regarda le soleil.
— Je crois.
— Alors je suis majeur !
Ada, qui n’avait pas encore dix-sept ans, en creva d’envie.
— Ne sois pas jalouse, ça ne te rend pas jolie. Et puis tout n’est pas rose dans ma vie non plus hein, je suis toujours né de mère inconnue.
— Moi aussi, gros malin !
Elle jeta sa main dans le chenal et l’aspergea du bout des doigts. Il évita l’agression en riant.
— Tu as une idée du nombre de miasmes dans cette eau, rouquine ?
La gaîté mourut. Ada regarda la surface redevenir miroir.
— Tu penses à elle, parfois ? À ta mère.
— Je n’ai pas de mère.
— Tu vois de qui je parle, arrête ton char.
Nicéphore soupira. Il fouilla dans sa bourse et en sortit un sou.
— La vérité, c’est qu’elle n’a pas voulu me connaître et que je choisis de lui rendre la politesse. Papa dit qu’elle était trop lâche pour devenir ma maman : je le crois.
Il fit passer le sou de phalange en phalange sur le dos de sa main. Une nouvelle raison de mourir de jalousie : Ada échouait chaque fois qu’elle s’essayait à l’exercice, dans le secret de sa chambre.
— Mais, oui, trop souvent, je pense à elle.
Il reprit son sou entre le pouce et l’index.
— Si j’ai le temps, je me laisse aller. Je laisse venir toutes mes idées sur elle, toute la colère, toute la tristesse, tout cet espoir de je ne sais quoi.
Du pouce, il propulsa la pièce en l’air.
— Mais seulement le temps qu’un sou tombe dans l’eau. Après, je n’y pense plus.
La rondelle s’éleva dans les airs en tournoyant. Arrivée très haut, elle entama sa chute. Un « ding » sonore l’accueillit à destination.
— Et si le sou tombe sur l’autre côté du chenal ?
— Ben, dans un cas comme ça, je vais le chercher et je recommence…
Ada sourit. Bien sûr, avec le recul, que Nicéphore était un idiot. Elle-même avait été complètement stupide à vingt ans : à cet âge-là, on peut se le permettre. Eh, ça valait la peine d’essayer. Elle fouilla ses poches à la recherche de son argent. Sa main tomba sur le miroir.
L’idée de le jeter la fit voir flou. C’était sa protection. Sa sécurité. La seule façon dont elle pouvait détecter Philémon, prévoir ses mouvements, anticiper ses attaques. Précisément ce à quoi elle devait renoncer.
La réalisation lui laissa le cœur battant. Son dégoût pour la nourriture qui la rendait étique et son invisibilité aux miroirs – il s’agissait de deux Illusions, mais d’une seule malédiction. Il lui fallait tout annuler en même temps. Renoncer à rester aux aguets. Renoncer à continuer de souffrir, pas parce qu’elle aimait souffrir mais parce que, si elle arrêtait, est-ce que quelqu’un en aurait encore quelque chose à faire des crimes de Philémon ? Si elle ne demeurait pas la preuve vivante de sa malfaisance continuelle…
Ses crimes seraient quand même arrivés. On s’en souviendrait ; on avait déposé plusieurs plaintes ; il en avait avoué la plupart sans jamais demander pardon. Ada bloqua sa respiration, comptant les secondes. Non, elle ne voulait pas souffrir. Elle voulait vivre, sans attaches à un homme qu’elle haïssait.
Elle envoya le miroir voler d’un geste du pouce. Il frappa l’eau sans rien d’extraordinaire.
Ada se rendit compte qu’elle avait faim et retourna dans la salle à manger.