Antécédemment : Nathanaël et Ada sont sur un bateau. Qu’est-ce qui reste ? Le sylphe Angeline, coupé en deux morceaux.
*
Angeline le sylphe regardait un autre lui-même regagner conscience boucle d’air après boucle d’air. Il percevait celles de sa surface, sensibles et moutonneuses ; les boucles internes, vortex tranquille de réflexions et de souvenirs, lui échappaient. Enfin, le regard s’ouvrit : un peu du vent se tint prêt à interpréter la lumière.
Ils se contemplèrent. L’autre parla le premier :
— Bonjour. On m’appelle Angeline. Vous êtes bien un sylphe ?
— Oui. Je suis Angeline, en fait.
— Pardon ? Excusez-moi, j’ai eu un accident, je n’ai pas la moindre idée de comment je suis arrivé jusqu’ici.
Angeline le lui résuma : l’attaque du garde Chapuis, le canon qui les avait coupés en deux, une moitié entraînée vers le [piŋ] d’un inconnu, l’autre attirée par Nathanaël.
— L’une étant moi, l’autre toi ?
— Exactement.
— Tu n’as pas pensé à nous rassembler plutôt que de nous séparer encore davantage ?
— Si.
— Mais ?
— Il n’y a pas d’autre sylphe. Notre venue au monde est un hasard. Je ne voulais plus de cette solitude.
Derrière la porte de la chambre, la voix d’Olivia s’éleva :
— C’est bon, je peux entrer ?
— Oui !
Un bruit de déchirure et le retour de l’appel d’air apprirent au sylphe qu’elle venait de les débarrasser des protections hermétiques sur la porte. La petite fille s’activa une minute durant puis ouvrit.
— Bonjour. Est-ce qu’on ne se serait pas déjà déjà rencontrés ?
— Euh, oui, il y a trois jours dans la Tour et aussi tout à l’heure dans le couloir ?
— Ce n’est pas moi qui vous ai parlé, c’est l’autre.
— Quoi ?
— Nous sommes deux.
— Avec la même voix, ça va être pratique. Comment vous vous appelez, alors ?
— Angeline.
— Angeline.
Olivia regarda dans leur direction générale sans rien dire une minute durant.
— Non. Il va falloir changer.
— Et pourquoi changerais-je ?
— C’est d’accord. Comment est-ce qu’on fait pour se choisir un nom ? Nathanaël n’est pas là pour m’en redonner un.
La petite fille fit les cent pas dans la chambre. Elle en profita pour ramasser des objets par terre et les disposer ailleurs : la pièce n’avait pas apprécié le courant d’air que constituait une moitié de sylphe agonisante. Elle se releva et reprit :
— Vous êtes deux moitiés d’Angeline ? On coupe le nom en deux. Qui prend quelles lettres ?
— Si on peut plutôt utiliser les sons, je garderais bien les premiers pour faire « Jean ».
— C’est votre problème, pas le mien.
Angeline considéra son alter ego avec stupeur. Comme ça, d’un coup, sans réfléchir davantage, il… Jean abandonnait leur nom ? Celui-ci tourna son regard vers lui.
— Tu changes aussi ?
Le sylphe y réfléchit. Ce ne serait pas très juste pour Jean, qu’il se déclare Angeline comme s’il était le seul vrai, surtout quand c’était l’autre moitié qui avait hérité de leur attachement d’autrefois à leur baptiseur.
— Il me reste la partie « Line », je suppose.
Line le sylphe ; Jean le sylphe. Ça ferait l’affaire, même si Line soupçonnait que ces monosyllabes correspondent moins à l’esthétique de la Tour et plairaient moins à Nathanaël. En même temps, qui se souciait de son opinion ?
Jean l’interrogea :
— Comment est-ce que tu as fait pour me soigner ? Comment es-tu resté intact après notre agression par Chapuis ?
— Longue histoire.
Line tourna son regard vers Olivia, qui ne faisait pas l’effort de prétendre les laisser tranquille. Hum. Guère envie de propager chez les êtres humains la rumeur que Salamandre s’efforçait de détruire le monde ; même si les projets du cénète n’avaient ni queue ni tête, inutile de risquer que certains les prennent au sérieux et se trouvent en proie à la peur.
— Une longue histoire qui n’est pas pour les enfants.
— Barrez-vous alors : c’est ma chambre.
*
Bras dessus bras dessous dans un effort de résistance au tangage, Nathanaël de Luz accompagnait Ada dans la salle à manger de la péniche. Ils agissaient à titre préventif : les discussions philosophiques lui ouvraient l’appétit.
— Nos ancêtres pensaient les Illusions matérielles ; l’avis contemporain est que les Illusions sont des altérations de la vue qui se déroulent d’esprit à esprit et ne concernent pas le reste du monde physique, que nous n’affecterions en rien. D’aucuns ont déjà tenté de m’expliquer que nos ancêtres ne croyaient pas au premier degré à la matérialité des Illusions mais argumentaient que nous ne percevons de toute façon la réalité que par l’entremise de nos sens et que toute manipulation de ces sens est indiscernable d’une déformation locale de la réalité.
— C’est l’opinion qui prévaut quand on réfléchit à ce que signifie le don des nobles, raison pour laquelle la plupart des gens évitent d’y penser.
— Par jalousie ?
— Par terreur, l’aristo. Est-ce que vous avez déjà considéré le pouvoir que ça vous donne ?
— Ce ne sont que des images ; ce n’est qu’un sens supplémentaire. Il y a des voyants et des aveugles : diriez-vous que les uns ont du pouvoir sur les autres ?
— Non, sauf si le voyant décidait de profiter de son sens de la vue pour ruiner la vie de l’aveugle de façons scélérates, par exemple en déplaçant ses affaires ou en lui mentant quand il demande à être orienté. Il suffit d’une mésaventure pour que l’aveugle en ressorte blessé et méfiant envers les voyants. En revanche je tiens à revenir sur cette idée très contestable selon laquelle les Illusions seraient un « sens ».
— Je peux sentir les Illusions. L’opinion générale est que cela a à voir avec un organe à l’arrière de la tête.
— Ça, peut-être ; mais les manipuler ? Troubler la vue des autres ? Ce n’est pas un sens, c’est une capacité.
— Ma main peut toucher des objets ainsi que s’en saisir.
— Les nerfs de votre main vous transmettent des sensations, les articulations de vos doigts vous permettent la manipulation ; ce sont deux phénomènes sans rapport !
— Vous exagérez, mais admettons. Les Illusions influencent la vue de la même façon que l’odorat influence le goût.
— Vous ne pouvez pas ruiner le repas de quelqu’un d’autre en pinçant votre propre nez. À ce propos nous voilà arrivés et discourir à voix haute de vos origines me paraît dangereux. Gardons la discussion au chaud pour plus tard.
*
La péniche devait appartenir à un propriétaire s’étant lancé récemment dans le transport des passagers après avoir renoncé à celui des marchandises : la salle à manger rutilait. Elle s’habillait même de quelques miroirs disposés de façon à multiplier la lumière et la taille de la pièce. L’absence de son reflet rasséréna Ada Rousseau-Stiegsen. Quiétude contrebalancée par l’épreuve qui arrivait.
Nathanaël posa une assiette venue du buffet devant elle. Par réflexe, elle détourna le regard. L’odeur iodée la fit frémir : le vil avait ramené des écrevisses.
— Pas de doute, vous Illusionnez. Permettez ? Je vais regarder ce que vous voyez.
— Comment est-ce que ça marche ?
— Je vais prendre le contrôle de votre mirage et changer qui peut le voir.
— Aussi simplement que ça ? Ça sonne bien mécanique.
— Je pense comme ma maison m’a appris à penser, il est possible que je ne décrive pas le phénomène d’une manière qui ait du sens pour vous.
Ada ferma les yeux. Il paraissait que ça se produisait à l’arrière de la tête, alors… Est-ce qu’elle ressentait… Peut-être. Oui, quelque chose, une chaleur, une crispation dans la nuque. Elle osa contempler l’assiette.
Tout y était pourri. La moisissure attaquait la viande, les salades, les fruits de mer sans discernement. Son instinct lui criait de tout jeter aux ordures, et sa faim se tairait pour des heures après cette vision.
— Eh bien ! Ada, je vous assure que les plats ne sont pas réellement dans cet état.
— Faites-le disparaître. Vous le pouvez, non ?
— Oui.
Luz jeta une serviette sur l’assiette. L’horreur se calma. Ada rétorqua :
— Je pensais à quelque chose de moins prosaïque.
— Je suis novice dans ces questions néanmoins je pense que pour que cela fonctionne, vous devriez briser la malédiction vous-même. Histoire de vous assurer qu’elle ne vous importunera plus quand je ne serai plus là pour vous aider. Avez-vous déjà annulé une Illusion ?
Elle répondit par la négative. Il pointa du doigt la nappe fleurie.
— Distinguez-vous quelle fleur est fausse ?
— Celle-ci. Elle ne respecte pas le motif.
— Vous ne voyez pas d’autre différence ?
— Non.
Visiblement pris de court, le noble abandonna la table et remonta ses manches.
— J’ai un grain de beauté naturel sur le dos d’une main. Je l’ai reproduit en symétrie sur l’autre. Lequel…
— Le vrai doit être à votre gauche. Vous êtes droitier et j’aurais remarqué un nævus pareil quand nous avons bu ensemble, je vérifiais que vous vidiez votre verre.
Nathanaël battit des paupières.
— Il est à ma droite, en fait. Je le trouve disgracieux et Illusionne par-dessus en général. Êtes-vous sûre de ne rien sentir du tout ?
— Alors que moi oui. Bonjour !
Ada et Nat sursautèrent de concert. Une serveuse du buffet venait de les rejoindre : Ada reconnut ses cheveux châtains, son foulard rouge et son grand nez. La routière qui disait la bonne aventure sur le bord de la route. Elle avait un autre travail à côté ? Ils ne devaient pas la payer assez. Est-ce qu’elle voulait qu’Ada aille leur rappeler le Code du Travail ? Ou bien elle avait contracté des dettes… Est-ce qu’elle avait besoin d’aide ?
— Rien de tout ça, calmez-vous, merci. Je me suis faite embaucher sur ce rafiot parce que je voulais savoir ce que l’autre plaisantin a fabriqué avec mes cartes.
Elle tira de son corsage le roi d’épées de son jeu et fronça les sourcils. Il devint un roi de bâtons. Elle le leur brandit devant le nez, le sourire aux lèvres :
— Quelque chose comme ça, pas vrai ?
Nathanaël s’écria :
— Suis-je donc le seul imbécile à prendre au sérieux l’interdiction de faire des enfants aux domestiques ?
*
Stationnaire sur le toit de la grande bâtisse qui formait la pension, Jean le sylphe écouta Line le sylphe lui narrer sa rencontre avec Salamandre. Il en tira une conclusion simple.
— Si ce type bizarre compte détruire le monde, il faut l’arrêter.
— Quoi ?
— Line, c’est mal de détruire le monde. Il y a tant de belles choses à y découvrir. N’importe quoi. Je vais lui en toucher deux mots, il va se calmer de suite. Où est-ce que tu as dit qu’il habitait ?
Un silence.
— Line, l’adresse, s’il-te-plaît ?
— Qui êtes-vous et qu’avez-vous fait de l’autre moitié d’Angeline ?
— Qu’est-ce que tu racontes ? C’est moi. Qu’est-ce qui te prend ?
Le vent se leva. Ils se retrouvèrent à se tourner autour. C’était étrange ; pas désagréable ; inédit. Line réattaqua :
— Quelle est ton opinion de Nathanaël ?
— Verbeux et arrogant, mais je l’aime bien quand même, puis j’ai promis de le protéger.
— Et Ada ?
— Terrifiante ! Je l’aime avec passion, même si elle ne m’aime pas.
— … Chapuis ?
— Je suis très peiné qu’il ait tenté de nous anéantir mais je ne peux pas m’empêcher de me demander s’il s’agit d’un malentendu : je garde beaucoup d’affection pour lui.
— La Dame de Virive ?
Jean nota que Line commençait à creuser loin pour trouver des connaissances à eux deux ; il devait absolument rencontrer plus de monde. Il frémit de curiosité à l’idée de côtoyer de nouveaux humains.
— Une merveilleuse personne ! Beaucoup de souplesse d’esprit, un plaisir de faire affaire avec elle, je l’adore.
— Abigaël ?
— De nombreux points communs avec Nathanaël mais moins égoïste, je l’aime énormément.
Jean se demanda à quoi rimait cet interrogatoire. Line et lui n’auraient pas dû avoir d’opinions divergentes sur ces personnes, croisées quand ils étaient tous les deux Angeline. Il perçut l’accélération des boucles de Line avant son départ en trombe vers le ciel.
Inquiet de sa saute d’humeur, il le suivit. Par ailleurs, il n’aurait pas voulu qu’il subisse une nouvelle attaque : il l’aimait tant.