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Antécédemment : Nathanaël de Luz, dans le cadre de ses efforts pour faire annuler son bannissement de la Tour éternelle, a été envoyé porter un message à une personne vivant dans le Sépane ainsi que protéger Ada Rousseau-Stiegsen d’un danger la menaçant. Pour faire d’une pierre deux coups, les voilà embarqués pour un voyage de plusieurs jours.
*
Ada Rousseau-Stiegsen jugea leur cabine. Elle en avait sélectionné une à deux couchettes simples non-superposées – elle n’appréciait pas les lits en hauteur et soupçonnait que le vertige de son compagnon de voyage lui faisait préférer la proximité du plancher. Les draps, les murs, le sol et le baquet étaient propres : c’était tout ce qu’on leur demandait. Il ne fallait pas souffrir de claustrophobie pour apprécier la disposition d’ensemble – on ne pouvait pas se croiser entre les lits.
Le tangage s’accentua. Le défilement du quai par le sabord lui apprit que la péniche aménagée larguait les amarres. Ada tira son petit miroir de sa poche et s’y chercha le museau.
Échouant à voir son propre reflet, elle se surprit à penser à ses malédictions. Il y avait eu une époque où elle trouvait ces phénomènes inconcevables et terrifiants. Puis elle avait construit sa vie autour d’eux faute d’alternative. Puis un type louche était descendu de la Tour éternelle et avait proposé une hypothèse toute simple : que les malédictions en général ne seraient que des Illusions dévoyées pour torturer des innocents.
Ou des coupables, d’ailleurs.
Un petit instinct méchant soufflait à Ada que, peut-être, elle aurait dû se rendre compte par elle-même que son incapacité à utiliser les miroirs sauf lorsque son harceleur se trouvait dans les parages s’expliquait très bien par une de ces manipulations de la vue dont les nobles possédaient le talent inné. D’autant que sa famille savait de longue date que Philémon maîtrisait les Illusions.
Elle claqua son miroir de poche et le rangea. Oui, Philémon maîtrisait les Illusions, tout comme son fils Nicéphore, comme Félix aussi semblait-il, comme qui d’autre encore ? L’aptitude était de moins en moins rare dans son entourage. Est-ce qu’elle devait se sentir stupide pour avoir cru à l’existence de deux dons extraordinaires réservés à une poignée d’élus quand il n’en existait en réalité qu’un seul ? Ç’aurait été là une étrange raison de se flageller.
Ada jeta son sac puis son postérieur sur le lit de droite. Nathanaël dénoua sa besace et entreprit de déplier et replier ses vêtements avant de les ordonner sur l’étroite étagère du côté gauche de la cabine. L’incongruité de la chose la fit sourire. Elle l’informa :
— Luz, on ne reste que deux jours sur ce rafiot ! Cela dit on va se la couler douce, alors je papoterais bien malédictions avec vous.
— Vous pouvez m’appeler Nathanaël.
— Oui, quand j’aurai un quart d’heure pour remettre toutes les syllabes à leur place, j’y penserai.
Il ricana.
— Je ne vous cache pas que, parmi la noblesse, les conventions appellatives tendent vite au surnom. Appelez-moi Nat.
— J’en prends bonne note, Luz.
Assis sur son lit, coude sur le genou et poing sous le menton, le noble parut considérer sa réponse à la provocation.
— Savez-vous quoi, Rousseau, faites comme bon vous semble. Luz, c’est là d’où je viens et où je m’en retournerai : en ces jours étranges, il est doux de m’en rappeler.
— Ça ne vous fatigue pas ?
— Que donc ?
— Jacter façon bouquin.
— Plaît-il ?
— Parler comme un livre.
— Je vous retourne la question : n’êtes-vous pas en train de forcer votre argot ?
Elle le lui concéda : hors des murs de sa maison, elle se sentait habitée d’une tension qui se manifestait en petits morceaux de bizarrerie dans ses manières. Pas de mari, pas de fille, pas de pensionnaires. Qu’était-elle même censée être, sur ce bateau ? Et que lui était Nathanaël ? Son chevalier servant ? L’idée la fit sourire, mais elle évoquait la menace. Elle vérifia son miroir. Toujours pas de reflet. Luz relança la conversation :
— De quelles malédictions vouliez-vous papoter ?
Ada ferma les yeux.
Il lui était compliqué de trouver le début de cette histoire, un commencement qui donnerait tout son contexte à aujourd’hui, mais elle tenta :
Un jour, elle s’était disputée si fort avec sa mère que celle-ci s’arrangea, histoire de mieux respirer, de l’envoyer en apprentissage et en pension chez un ami de la famille. Ledit ami était un médecin réputé, spécialiste en chirurgie : il s’appelait Philémon Levraut et la mention de son nom ne crispait pas encore les mâchoires. Il vivait dans une petite maison dont il avait fait son cabinet du rez-de-chaussée, sa salle d’opérations de la cave et la demeure de sa famille de l’étage. Ada y fut installée dans la chambre d’amis. Il s’agissait de lui laisser le temps de cuver une fureur d’adolescente, quelques semaines loin de sa mère et de sa sœur, pas plus.
Ada n’avait pas compris qu’il n’était question que de semaines. Confusion fatale pour une enfant abandonnée puis tirée d’un foyer pour orphelins à l’âge de dix ans. En larmes dans son nouveau lit aux draps inconnus, elle se mit en tête qu’elle ne reverrait plus jamais sa famille d’adoption, comme elle n’avait jamais revu sa famille d’origine.
Philémon vivait avec deux jeunes gens : son fils Nicéphore et la fiancée de celui-ci, Paule. Ce couple de gringalets de vingt ans expérimentaient la cohabitation tandis qu’ils tâchaient d’achever leurs études, lui de médecine, elle la préparation du concours des officiers de la Garde. Leur union ne devait pas vraiment à un mariage arrangé, ni à des fiançailles arrangées mais, il fallait le reconnaître, à une rencontre arrangée par leurs parents quand ils avaient quinze ans.
Nicéphore s’était intéressé à Ada dès son arrivée. Avec le recul, ça s’expliquait peut-être par ce demi-sang de nobles qu’ils portaient tous les deux ; par son sens Illusoire, il percevait sa présence même quand elle ne se trouvait pas dans la pièce et se croyait fasciné. Ou peut-être était-elle si irrésistible que ça à seize ans.
Prisonnier de son âge qui lui faisait cumuler responsabilités d’adulte et bêtise de l’enfance, Nicéphore entreprit de séduire Ada sans envisager une rupture avec sa fiancée, ni même une mise au point avec elle. Secret de marionnettes : Paule le savait. Et Paule, victime du même âge bête, choisit de prouver son amour en endurant l’épreuve. Ada aurait pu s’offusquer qu’un jeune homme presque majeur se comporte ainsi avec elle, qui se sentait encore très adolescente, mais, quand on se croit abandonnée par sa mère, on baisse ses standards.
Philémon étouffait de vivre au milieu de tels drames juvéniles à bientôt cinquante ans et s’arrogea d’arranger la situation. Les protagonistes de l’affaire lui firent comprendre que son ingérence de père, de beau-père ou de maître n’était pas la bienvenue. Propriétaire de la maison, il leur posa un ultimatum : Nicéphore devait choisir l’une et présenter ses excuses à l’autre, ou bien il n’était plus le bienvenu sous son toit.
Nicéphore partit avec Ada.
Un an plus tard, Ada revenait de son travail de nuit pour trouver Nicéphore étranglé dans leur lit. Dépassée par l’horreur, elle alla frapper à la porte de la seule policière qu’elle connaissait personnellement : Paule. Oubliées, les jalousies : les années suivantes, les deux femmes s’affairèrent à élucider ce qui s’était produit. Puis, un jour, la vérité leur apparut, impossible de simplicité.
Philémon avait payé quelqu’un pour tuer son fils. Un crime aggravé : la loi de la Ville considérait non seulement la préméditation, mais aussi la lâcheté de l’embauche d’un tueur à gages comme des circonstances impardonnables. D’autant plus sordide qu’il feignait le deuil en public et avait répété à Paule et Ada que, surtout, elles devaient le considérer en ami et ne pas hésiter à le solliciter si elles avaient besoin d’aide.
Ada et Paule s’accordèrent pour lui arracher des aveux. À l’époque, elles étaient encore jeunes et croyaient au pouvoir expiatoire de la honte : elles espéraient que leur vieux logeur révélerait une blessure secrète le rongeant depuis sa funeste décision et se rendrait de lui-même. Aussi, pour maximiser leurs chances de réussite, Ada donna rendez-vous à Philémon sur la tombe de Nicéphore.
Ada gardait des souvenirs confus de cette entrevue. Elle avait longtemps forcé sa mémoire à retenir chaque geste, chaque coup, chaque expression de son visage, chaque mot de ses malédictions, l’endroit précis où son crâne avait cogné la pierre tombale, la teinte de son propre sang sur ses doigts trop pâles, puis elle y avait renoncé en même temps qu’à toute chance d’abolir le passé et de redevenir la femme qu’elle avait été.
Mais, pour récapituler, Philémon avait asséné les idées suivantes :
Qu’il avait contribué à faire naître Nicéphore et qu’il estimait dans son bon droit de le faire mourir ;
Qu’il avait pris cette décision pour le bien de Paule et Ada et qu’elles devraient s’en montrer reconnaissantes ;
Que Nicéphore était de toute façon indigne de lui ;
Qu’Ada portait en elle le potentiel d’une sorcière d’exception et qu’elle trouverait un père plus pertinent pour ses enfants en lui qu’en Nicéphore ou qu’en son espèce de fiancé naufragé au nom bizarre ;
Qu’il doutait, peu importaient ses protestations, qu’Ada envisage son avenir ailleurs qu’à son côté ;
Qu’il refusait de la voir gâcher sa jeunesse et qu’il lui interdisait, en vérité, de vivre sans lui.
*
Nathanaël de Luz était maître de sa maison depuis l’âge de vingt ans. Parmi toutes les responsabilités qui lui incombaient, il y avait celle de confident privilégié des membres de sa famille. Des aveux, des hontes et des regrets, il en avait entendus beaucoup. Au contraire de ce qu’on imaginait à son sujet, il connaissait l’existence du silence : il le réservait aux affaires importantes. Une inspiration, une expiration. Il prit les mains d’Ada entre les siennes et chercha ses mots.
— Je ne me rendais pas encore bien compte à quel point vous aviez souffert. Merci de votre confiance.
— C’est gentil mais je… n’ai pas besoin de votre pitié ? J’essayais de vous donner le contexte. Ce jour où je l’ai confronté, je crois que Philémon m’a maudite et, comme vous vous intéressez aux malédictions je me disais que si vous aviez le temps…
— Que vous arrive-t-il ?
Elle tira son miroir de sa poche – à force de la voir faire, Nat pensait qu’il s’agissait d’un tic – et le déplia :
— Eh bien, déjà, je ne me vois pas sans Philémon.
Nat regarda le miroir. Puis Ada. Puis le miroir de nouveau.
— Voulez-vous dire littéralement ?
— Je ne sais pas comment c’est censé fonctionner, votre histoire de châtiment que la personne maudite s’inflige à elle-même, en tout cas il m’arrive ça. Je ne peux voir mon reflet que s’il se trouve à proximité.
Il y réfléchit.
— Vous me disiez tout à l’heure ne pas sentir les autres Illusionnistes. Peut-être avez-vous tout de même appris à percevoir Philémon, et votre inconscient vous signale sa présence à l’aide des reflets.
— Ça vous paraît logique ? Tant mieux. J’y ai pensé et en réalité je ne suis pas sûre de vouloir lever cette malédiction-là.
Nathanaël s’empêcha de répondre trop vite.
— Je suppose que cela peut s’avérer utile, même si peu pratique au quotidien.
— Moi aussi. Et j’ai plus urgent.
Elle chercha autour d’elle puis abandonna l’affaire.
— Il n’y a rien ici qui puisse servir d’exemple mais la nourriture me dégoûte.
— Tous les plats ?
— Tous. J’ai beaucoup de mal à manger. Il m’a interdit de vivre sans lui, vous comprenez ? Arrêter de m’alimenter signerait ma mort, ça paraît coller, non ?
— Alors là. Les Illusions sont censées agir sur la vue, pas l’appétit : il faudra que j’étudie ce qui vous arrive à notre prochain repas.
— Et la dernière…
— Il y en a encore ?
— J’ai fait six fausses couches en trois ans.
Nathanaël, en bon maître de maison, disposait d’un Plan de Gestion des Fausses Couches à l’attention de ses gens en mesure d’en faire, sa cousine Églantine donc. Il paraissait bien inadéquat, aujourd’hui. À sa mise en place manquait l’amitié qui existait entre le seigneur et sa demoiselle. Il tenta tout de même :
— Madame Rousseau-Stiegsen, je suis ulcéré que l’art des Illusions ait pu servir à vous nier la maternité. Au nom de la Tour éternelle, je vous présente mes plus plates excuses.
Ada cligna des yeux avant de rétorquer :
— J’oubliais que vous êtes bizarres avec votre descendance. Encore une fois, Luz…
— Vous ne voulez pas de ma pitié, je l’ai compris.
— Oui, et surtout : je suis mère.
Nat accusa réception de l’erratum. L’adoption constituait un sujet difficile, dans la Tour. Ada haussa les épaules.
— Si nous avions la chance que Philémon pense de même, il n’aurait pas essayé d’enlever Olivia.
— À propos d’un sujet si grave, si vous me permettez une remarque trop légère : je n’ai pas le moindre début d’idée de comment une manipulation de votre vue peut influencer votre matrice.
— Luz. Pour l’amour de Sélène. Vivez avec votre époque, ça s’appelle un utérus.
Ada se redressa. Le nez en l’air, adossée au mur, elle lâcha d’un coup :
— De toute manière, qui sait ce que sont les Illusions au juste ?
Nathanaël sentit son cœur s’accélérer. La perspective de la discussion philosophique lui déchira le visage d’un sourire.