Antécédemment : L'ampleur du privilège que lui confère la maîtrise des Illusions en milieu plébéien est enfin apparue à Nathanaël. Angeline se rend en Ville pile au moment où Nat et Ada la quittent : leur objectif, la commune de Puentazul puis celle de La Laguna...
*
Sacs à l’épaule et habits de voyage sur le dos, Ada Rousseau-Stiegsen et son invité Nathanaël gagnèrent le boulevard à la recherche d’une voiture apte à les conduire au canal. La course devrait, s’ils ne subissaient pas d’escroquerie, leur coûter six sous et leur offrir un peu d’avance sur leur programme.
Ada avait plaisanté que le chemin le plus court était encore celui des coureurs de toit, mais avait arrêté face au changement de couleur de Luz. L’occasion d’apprendre qu’il souffrait de ce mystérieux mal des hauteurs qu’on appelait « vertige ».
Le noble naviguait la Ville avec un air concentré dont elle ignorait l’origine. D’un côté, il aurait pu s’agir de la simple surprise de marcher aussi longtemps à l’air libre sans rencontrer un balcon donnant sur des mètres de chute. De l’autre, elle venait de lui demander de garder son sens Illusoire à l’affût d’autres Illusionnistes sur leur chemin ; peut-être en était-il incapable sans plisser des yeux. C’était toujours quand elle s’y attendait le moins que Philémon surgissait.
Ada s’apprêtait à héler une voiture quand Nathanaël retint sa main. Alertée, elle se dégagea de sa poigne et sortit son miroir de poche.
Elle y vit, clairs comme ils n’aurait pas dû l’être, son nez de fouine, ses yeux de tempête et ses mèches rousses échappées du chignon. Le regard sur la glace, elle agrippa le bras de Luz et l’entraîna de l’autre côté du boulevard.
Éviter les chevaux, les bœufs et les ânes qui y circulaient constituait un jeu d’enfant pour une citadine dans son mauvais genre ; le noble, lui, passa la traversée à retenir un cri d’effroi.
Dans le miroir de poche, son reflet disparut. Ada ouvrit la première voiture parquée, jeta sa destination et un s’il-vous-plaît au chauffeur puis, à la fenêtre, débusqua Philémon.
Il ne regardait pas encore dans sa direction, la cherchait dans la cohue du boulevard, le haut du visage toujours impossible à distinguer. Ses cheveux blanchissaient-ils ? Ses cernes bleuissaient-ils ? Elle n’avait pas le droit de le savoir, apparemment. Nathanaël trouva lui aussi Philémon dans le lointain et lâcha une exclamation.
— Cet homme n’est pas demi-sang !
— Qui a prétendu qu’il l’était ?
— Je m’attendais… Vu votre situation, celle de Félix… Comment peut-il… ?
— Dans vos cours sur la conception des enfants, est-ce qu’on vous a parlé d’hérédité ? Admettons que je porte la descendance de Félix, lui et moi étant semi-capables dans les Illusions. Qu’est-ce qu’il en serait de nos gamins ?
— Eh bien, l’Illusionnisme étant considéré comme un caractère simple, je suppose qu’en moyenne un quart d’entre eux perdrait toute maîtrise des Illusions, la moitié serait demi-sang comme leurs parents, et le dernier quart…
Il se tut. Puis reprit :
— Je vais rendre la voiture invisible à ses yeux, au cas où.
— Merci.
Ada se laissa aller contre le siège. Olivia s’imposa dans son train de pensée. Elle revit son air brave, sa prétention à ne pas pleurer, sa voix d’ordinaire fanfaronne où les mots trébuchaient les uns sur les autres. « Bon voyage, maman. » « On se revoit dans six jours, tu sais. » « Je sais. »
Si peu de temps pour la voir grandir, et encore un peu moins.
La réalisation qu’elle fronçait les sourcils la poussa à se neutraliser les traits du visage. Il s’agissait d’un pari ; celui que les talents de Luz en valaient la peine, et qu’il se consacrerait à ses affaires à elle si elle l’aidait d’abord à vider son emploi du temps. Un petit détour qui le rendrait redevable envers elle plutôt qu’assujetti à un mystérieux inconnu.
Elle ressortit son miroir. Il ne la refléta pas du trajet.
*
Depuis son arrivée en Ville, Nathanaël de Luz s’estimait d’un sang-froid remarquable face aux nouveautés de la vie « à l’horizontale. »
Ada l’informa, sauf son respect, que l’expression sonnait plus grivoise qu’il ne semblait s’en rendre compte.
Nathanaël se congratulait de sa maîtrise de lui-même au cours de sa découverte de la vie « à la citadine. » Il ne passait pas ses journées à s’extasier de tout ce que les habitants de la surface accomplissaient d’exotique vis-à-vis des usages de la Tour éternelle.
Le canal, néanmoins, dépassait les limites de sa tolérance au changement.
Nat laissa courir ses yeux sur les pierres irrégulières et brillantes du quai, le miroitement de l’eau, le lustre des péniches, les dockers affairés, les pêcheurs d’écrevisse vendant à la criée, les crustacés dodus, et vingt mille détails stupides encore qui n’auraient pas mérité tant d’attention s’il ne les avait pas découverts aujourd’hui.
On siffla derrière lui avec une force qui lui laissa penser qu’on cherchait à le héler. Nat se retourna, vexé.
Une femme à la jupe aussi rouge que son foulard de tête l’encouragea à approcher d’un signe de main. Il reconnut dans son regard et son sourire une expression familière.
À la Tour éternelle, quand un adolescent rejoignait sa maison au sortir de la nurserie, il rencontrait non seulement sa famille mais aussi la domesticité. Après avoir découvert leur don de manipulation des apparences, les nobles oubliaient la possibilité des tours de passe-passe qui n’y avaient pas recours : parmi les serviteurs, c’était au premier qui réussirait à faire apparaître un pigeon entre ses mains ou sortir une pièce de derrière l’oreille d’un jeune monsieur, pour le plaisir de l’entendre crier de désarroi face à son incapacité à y percevoir une Illusion.
Nathanaël soupçonna que la femme avait repéré son manège de touriste et s’apprêtait à le pigeonner. Il la rejoignit pour s’épargner un plus long chemin de souffrance vers l’arnaque inévitable : de toute façon, il avait de l’argent.
— Bonjour, beau monsieur ! Votre avenir vous intéresse ? Je fais des tirages de carte à prix libre.
— Merci mais non merci.
— Oh, vous privez pas de la bénédiction de Sélène… d’Hèle… Le Berger ? Polaris ? … Vous êtes athée ?
— Si vous lisez l’avenir aussi bien que les visages, je dois voir cela !
La jeune femme ne se démonta pas et retourna sur la table la première carte de son paquet.
Il s’agissait d’un plaisantin. Selon à quel jeu on jouait, une carte d’aucune valeur ou, au contraire, capable de remporter le tour au mépris des autres règles.
— Il devrait pas être là, s’excusa la tireuse.
Elle retourna une seconde carte, qui fut un deuxième plaisantin. La jeune femme verdit.
— Je ne comprends pas, je les ai retirés du paquet…
— Qu’est-ce que vous fichez ?
Ada les rejoignit, leurs billets de bateau dépassant de la poche de son tablier. Nathanaël tendit la main pour récupérer sa bourse, délestée en grande partie de son contenu et qui ne renfermait qu’une somme confortable pour leur trajet ; Ada ne la lui rendit pas.
— La jeune personne que voici se proposait de m’apprendre un tour de cartes – n’oubliez-vous pas quelque chose ?
Ada s’adressa à la cartomancienne :
— Bonjour, ma belle. Tu nous viens d’où ?
Sous son foulard de tête, la fille retrouva le sourire.
— La grande route du sud, la ligne directe entre la Ville et le comptoir ménaéen ! Mon père en est le roi héritier.
— Oh ! Toutes nos excuses pour notre impolitesse, princesse ! Ton altesse !
La jeune femme éclata de rire. Ada se renseigna sur l’état de ses finances, elle lui avoua qu’elle ne dirait pas non à un repas, Ada le lui offrit puis la salua, entraînant Nathanaël par le bras.
— Ouvrez vos esgourdes, je ne répéterai pas ça deux fois. D’une : les routiers ont perdu presque tous leurs métiers traditionnels, ne moquez pas leur pauvreté ; de deux : quand un routier propose de vous tirer les cartes, c’est sérieux ; de trois : si vous ne savez pas comment vous comporter dans ces cas-là appelez-moi, Luz, j’ai bien conscience que vous venez d’un autre milieu.
— Pardon.
— Quel était le vrai tirage ?
Nathanaël se souvint d’annuler l’Illusion sur le tas de cartes.
— Le valet de coupes et le roi d’épées.
Ada émit un petit bruit ambigu par le nez. Nat s’inquiéta :
— Que signifient-ils ?
— Si vous vouliez le savoir, vous auriez dû payer, rapiat.
Nathanaël se retint de mentionner qu’elle avait dédommagé la routière avec son argent à lui. Ils parvinrent devant leur bateau. La péniche était rouge et bleue et Nathanaël se sentit revenu en enfance, prêt à voguer sur les eaux du Lac aux Nobles. Il contint sa joie ; ils embarquèrent.
*
Il fallut un temps absurde à Angeline le sylphe pour retrouver la pension rue des Alouettes. Il s’avéra, en fin de compte, que la solution était de retourner jusqu’à la Tour, de s’y réorienter et de reprendre son chemin de là.
Le jardin l’accueillit. Nathanaël ne s’y trouvait plus : Angeline entra dans la maison.
Le sylphe bouscula une ou deux personnes sans prendre la peine de présenter des excuses, cherchant pièce après pièce son ancien compagnon de cellule. Où se cachait-il encore, l’infâme ?
Une petite fille l’interrompit d’un :
— Angeline ? C’est vous ?
— Oui, c’est moi.
— Vous vous souvenez de moi ? Je suis Olivia. Vous allez mieux ?
— Oui. Comment est-ce que tu sais que j’allais mal ?
— Vous avez mis le bazar dans ma chambre. Comment vous en êtes sorti, d’ailleurs ?
— Où est ta chambre ?
Angeline percevait l’étanchéité, ou plutôt ne percevait pas de passage pour le courant d’air jusqu’à l’intérieur de la pièce. Devant la porte, il écoutait la lente plainte qui filtrait à travers le bois.
— Alors c’est votre autre moitié qui est toujours là-dedans.
Particularisme de l’enfance ou plus grande souplesse d’esprit que Nathanaël : Olivia avait accepté ses explications sans l’ennuyer avec de l’incrédulité. Il acquiesça.
— Vous voulez que je vous ouvre ?
Le sylphe préféra une autre voie : il devint la porte, puis l’air de l’autre côté. Il en restait à peine assez pour le contenir. Ses boucles perdues s’éparpillaient dans tous les sens. Il les attrapa, les referma, les reconstitua, les aggloméra, en dériva quelques unes sur la base des autres pour remplacer les disparues.
La forme donnée à ce qui restait de sa scission involontaire, arriva l’heure du choix.
Il pouvait s’ouvrir, incorporer ses anciennes boucles, se refermer, redevenir lui-même.
Ou alors…
Il suffirait de copier si peu de boucles supplémentaires…
Ajoutées à l’ensemble, l’ensemble refermé…
Et il y aurait un autre sylphe. Il ne serait plus seul.
Salamandre avait mal réagi à la perspective d’une compagnie inespérée mais Angeline était beaucoup plus sain d’esprit que Salamandre, non ? Sans doute qu’un meilleur ancrage dans la réalité, dépourvu de mégalomanie et de projets apocalyptiques, lui permettrait de vivre avec sérénité l’apparition d’un ami.
N’y avait-il pas qu’un seul moyen de s’en assurer ?