Antécédemment : Angeline est parvenu à s'enfuir du repaire de Salamandre. Ada et Nat ont enfin trouvé le temps de s'accorder sur une façon dont il pourrait accomplir sa mission de la protéger : en l'accompagnant chez sa mère pour l'anniversaire de sa sœur. Pour ce qui est de s'opposer à Philémon, Nathanaël a besoin d'entraînement...
*
Dans les caves de la pension où, jadis, un spéculateur peu scrupuleux entreposait du blé, les Stiegsen-Rousseau avaient fait installer leur coffre-fort, une vaste cave à vin et une salle d’exercice.
Y fut convenu une leçon expresse de protection rapprochée à destination de Nathanaël de Luz. Félix la proposa gracieusement, pour éponger la dette de la levée de sa malédiction. Une poupée d’Olivia, rescapée de la condamnation de sa chambre car oubliée au salon, se retrouva mise à contribution. Félix posa les règles de l’affrontement :
— Admettons que la poupée ici présente soit notre merveilleuse madame Rousseau-Stiegsen que, pour la durée de l’exercice, nous considérerons comme inapte à se défendre, pardon Ada.
— Y a pas de mal, répondit-elle depuis sa chaise à côté de l’enceinte.
— Je suis Philémon, je la tiens, je vais l’enlever : tu dois m’empêcher de parvenir à mes fins. Je t’attends.
Il recula. Nathanaël lui emboîta le pas. Ses réflexes lui suffirent tout juste à éviter le pied de Félix, décoché droit vers sa tête ; il voulut profiter du déséquilibre pour mettre son amant à terre, mais celui-ci se rétablit hors de sa portée. Nat quémanda un temps mort d’un signe de main et s’écria :
— Mortesélène, tu ne plaisantes pas !
— Jamais au travail. Tu as un sport de combat derrière toi ?
— Quelques années de boxe mais, en savate, je me débrouille comme un pied.
Les époux Rousseau-Stiegsen, servant d’arbitres, huèrent la plaisanterie d’une seule voix. Nathanaël les salua d’une révérence. Félix décréta la reprise de l’exercice.
Au bout de quelques passes, il s’avéra que Nathanaël gênait assez son adversaire pour que celui-ci ne pût se permettre de lui tourner le dos et de partir en courant, mais que ses attaques ne perçaient pas. Il ne parvenait pas à rétablir la situation à son avantage. L’échange en vint à le frustrer.
Comment aurait-il pu en être autrement ? Félix se trouvait au faîte de sa forme ; Nathanaël sortait de prison. Il savait toujours replier sa main et donner un coup de poing mais son bras ne lui offrait plus la même puissance et son corps n’encaissait plus les chocs.
Quelle attitude adopter en cas d’agression ? L’affrontement semblait voué à l’échec. De toute façon, rien ici ne le mettait en danger. Le tapis sous ses pieds et les cordes autour de lui le ramenaient au contraire à la familiarité du cercle de combat de la maison Cianni, un lieu convivial qui le calmait plus qu’il ne lui exacerbait les sens.
Que faire, le moment venu ?
La réponse lui apparut enfin. Il baissa les bras.
— Je n’ai pas besoin de me battre.
— Tu préfères fuir ? Stratégie audacieuse, mais l’otage ?
— Tu l’as laissée tomber tout à l’heure, je n’ai plus qu’à la ramasser.
Félix baissa les yeux et avisa la poupée à l’autre bout de l’enceinte. Trop peu expérimenté pour comprendre l’arnaque, il courut la reprendre.
Nathanaël attrapa celle, invisible, qui venait d’être abandonnée, puis passa les cordes. Un claquement de doigts et l’Illusion entre les mains de Félix disparut.
Face à Ada et Sven, Nat résuma :
— Je ne suis certes pas en état de knock-outer un quinquagénaire agressif, mais je peux toujours déployer les Illusions. Nous rendre impossibles à voir, abuser Philémon, ce genre de sales tours. Tout cela est parfaitement indigne d’un gentilhomme ; la bonne nouvelle, c’est que mon bannissement me laisse sans honneur à préserver. Navré de ne pas l’avoir compris plus tôt – d’où l’intérêt de l’exercice, me direz-vous – enfin voilà la proposition. Qu’en pensez-vous ?
Sven s’en remit à Ada. Elle sourit.
— De toute façon, si je vous renvoie à la Tour, on ne va pas m’adresser quelqu’un d’autre, si ?
Dans cette belle ambiance de coopération, Nathanaël ajouta :
— Tant que nous partons à la campagne, figurez-vous que j’ai une course à faire dans une commune du nom de Puentazul. Ne serait-ce pas sur notre chemin ?
*
Le refuge de Salamandre se trouvait à l’intérieur d’une colline herbeuse. Angeline le sylphe étudia la géographie alentour et n’y reconnut rien : pas de Tour, pas de Ville. Le sol s’ouvrit sous lui, créant un tunnel dont sortit Salamandre, furibond. Angeline se satisfit d’avoir eu raison : il existait bien un accès à cette étrange pièce où il l’avait enfermé.
Salamandre cria beaucoup de mots, la plupart dans le champ lexical de la fierté blessée, de la colère et de la trahison. Apparemment, le cénète ne s’attendait pas à ce que son jeune comparse apprenne aussi vite à changer de support. Il méritait un remerciement pour ses leçons. Angeline le lui donna :
— Merci pour tout. Bonne journée.
— Tu m’as promis que tu serais mon ami ! Comment peux-tu m’abandonner ? Après tout ce qu’on a vécu ! Quand je t’ai raconté des histoires du passé, et aussi quand je t’ai expliqué comment tu étais arrivé chez moi, et…
— Salamandre. Je suis ton ami. Je suis aussi quelqu’un qui a autre chose à faire de ses journées.
Il envoya une toute petite bourrasque lui sécher les larmes. Salamandre se renfrogna :
— Fais le malin. C’est facile d’être l’air. Tu n’as aucune idée de la sensiblerie de toute cette viande.
— Qui t’oblige à rester attaché à cet homme ?
— J’ai besoin de ses mains pour tirer des leviers et pousser des boutons.
Angeline arbitra en son for intérieur qu’il ne désirait pas en apprendre davantage sur les activités apocalyptiques de son comparse.
— Si tu as quelque chose à me demander, [piŋ]-moi.
— Tu m’ignoreras.
— Combien de promesses est-ce qu’il te faut ?
Angeline chercha de nouveau ses repères. Ayant échoué, il revint vers Salamandre.
— J’ai assez prouvé mon amitié, c’est ton tour. Indique-moi le chemin de la Ville.
Le silence tomba. Puis, d’un bras secoué de spasmes, Salamandre pointa l’horizon à sa gauche. Un merci plus tard, le sylphe naviguait le vent dans cette direction.
*
Ada Rousseau-Stiegsen ouvrit son atlas et en consulta l’index.
— Puentazul, vous disiez ? Dans quel région est-ce que c’est, le Luzitan ? Le Sépane ?
Le noble lui répondit par un regard idiot, puis une idiotie :
— Le premier me dit quelque chose.
Ada écarquilla les yeux.
— Encore heureux, Luz : c’est chez vous.
— Oh, non, aucune maison n’entretient plus d’attaches régionales, tout cela est derrière nous.
— La connaissance géographique élémentaire aussi, semblerait. Je suppose qu’il va falloir vérifier les deux… et le comptoir ménaéen au cas où… je suis déjà fatiguée.
Le monde n’était pas conçu pour les voyageurs. Les nouvelles inutiles se propageaient en Ville avec la vitesse d’un incendie mais, cherchiez-vous à vous renseigner sur un vrai problème comme l’emplacement d’une division administrative où vous n’aviez jamais mis les pieds, voilà que l’information tarissait.
Par réflexe, elle demanda aux domestiques et aux pensionnaires encore présents à la maison s’ils avaient entendu parler de Puentazul ; la réponse fut aussi unanime que négative.
Ada se vantait d’une débrouillardise avancée quant à l’organisation de voyages à travers la Sudropée, néanmoins c’était la première fois qu’on lui faisait le coup de ne même pas connaître la région de la destination.
— Ah, souffla Nathanaël, quel dommage que je n’aie pas retenu le chemin !
— Parce que vous l’aviez déjà trouvé ?
— Oui, avant-hier.
Un certain nombre de mots dépassa un certain nombre de pensées mais sotto voce pour ne pas percer la porte du bureau : Olivia se trouvait toujours mystérieusement à portée d’oreille dans ce genre de circonstances, prête à enrichir son vocabulaire.
Luz tapota l’épaule d’Ada tandis qu’elle s’efforçait de reprendre son souffle.
— Comme je le disais : quel dommage. Vous me rendez un fier service, je vous le revaudrai.
Il leur fallut un quart d’heure, assommant par ce temps poisseux, pour retrouver la commune.
— C’est bien dans le Sépane, conclut Ada. Très au sud par rapport à La Laguna, par contre. On n’est plus dans le détour, on change de voyage.
— Dans ce cas, oubliez. Je m’y rendrai une autre fois.
Ada fronça le nez. L’idée d’avoir perdu son temps en recherches inutiles la chagrinait. Elle se renseigna davantage :
— Est-ce que vous vous débrouillez en sépanais ?
— En quoi ?
La citadine vit flou et se prépara à un nouveau choc culturel.
— Quelles langues parlez-vous, monsieur ?
— Oh ! Le haut-cianelli et le vieux-thalasside et, hum, ce en quoi nous nous exprimons actuellement, je suppose ?
— Le mitoyen. Comment pouvez-vous ne pas connaître ça ? Ou « sudropéen du mitan », ça vous dit quelque chose ?
— Non plus.
— Mais qu’est-ce qu’ils vous enseignent, dans votre nurserie ?
Il s’avéra que la réponse était :
L’étiquette, la tenue, la grammaire, la composition littéraire, la rhétorique, le haut-cianelli, le vieux-thalasside, le dessin, la peinture, le clavecin, le violon, la harpe, la danse, les mathématiques, et comment faire des enfants.
Ada prit note de ne plus poser ce genre de questions à Nathanaël si elle pouvait prédire l’ampleur de sa déception avant qu’il ouvre la bouche. Il se savait que la Tour élevait sa jeunesse de manière déplorable ; dans le milieu de l’éducation, on en entendait le bruit même quand, comme elle, on n’y effectuait qu’un passage-éclair avant de se réorienter.
Puentazul trouvé et l’itinéraire tracé, Ada sortit les tableaux horaires des principaux moyens de transports qui permettaient de quitter la Ville et s’attela à calculer leurs temps de trajet. La conclusion se révéla ennuyeuse.
— Pour rejoindre la personne que vous voulez voir puis faire demi-tour et arriver à temps pour l’anniversaire de ma sœur, il nous faut partir avant ce soir.
— Mon sac est prêt.
Nathanaël tira ledit sac d’un tas d’affaires en attente de rangement. Ada pesta de ne pas l’avoir remarqué. Pas que son bureau soit devenu impraticable à force de laisser les choses s’y empiler. Pas du tout. De toute façon, ça restait moins étrange que la réaction de Luz :
— Mais vous voulez partir maintenant ? Ça ne vous dérange pas ?
— Madame Rousseau-Stiegsen, ma vie entière est dérangée. Plus vite j’accomplis les missions suspectes qu’on m’a mises sur le dos, plus vite j’arrangerai cela. Mais vous, avez-vous le temps de vous préparer ?
Ada releva le défi.
— Laissez-moi une heure.
*
Nathanaël de Luz ne toqua pas à la porte de Paule parce que celle-ci était déjà ouverte. Olivia y négociait comme si sa vie en dépendait.
— Allez, s’il-te-plaît, pour me faire plaisir, sois gentille, sinon t’es plus ma marraine.
— Je sais très bien que tu sais très bien que ta marraine, c’est Mélanie.
— Je veux pas dormir dans le bureau de maman ! Prête-moi ta chambre !
— Oh, Berger.
Paule croisa le regard de Nat et lui accorda une attention teintée de gêne. Il tâcha de ne pas repenser à leur dernière conversation et s’éclaircit la gorge.
— Félix est-il chez toi ? Il semble que je doive partir incessamment, alors j’aurais voulu vous dire au revoir…
Son amant se présenta à l’encadrement de la porte, échevelé.
— Gars, tu vas où ?
À peine une phrase ; Nathanaël fit l’effort mental de reconstituer la question.
— À la campagne, pour une commission, puis à un anniversaire ? Je n’ai pas tout suivi.
— Celui de Mélanie ? On y est même pas invités.
— En même temps, nota Paule, avant, il fallait ménager la situation.
— Viens, on organise une fête et on l’invite pas.
— Oh ! Félix, tu es si tortueux.
Olivia prit la parole, le ton haussé plus fort que celui des adultes :
— Vous êtes de nouveau amoureux, vous ? T’étais pas maudit ?
— Va falloir l’annoncer à tout le monde. Nathanaël m’a guéri, Lili, je vais mieux.
La fillette agrippa le poignet du noble, ses yeux soudain rivés aux siens.
— Est-ce que vous vous êtes occupé de ma mère ?
Il haussa les sourcils. Olivia comprit son erreur et rangea ses mains derrière son dos. Félix expliqua à sa place :
— Ada est susceptible sur le sujet, laisse-la t’en parler la première.
— J’ignorais jusqu’ici qu’il y avait même un sujet, si la galanterie l’exige je l’oublierai. À la revoyure, mes…
Il buta sur le terme à employer. Paule l’embrassa sur la joue.
— À la revoyure, la Tour.
Le baiser de Félix l’empêcha de protester contre l’entérinement du surnom immérité. Tandis qu’il partait se changer les idées loin de leur présence distrayante, il entendit Olivia se plaindre dans son dos :
— Pourquoi personne me dit jamais rien dans cette maison ?
— Olivia, ce sont des histoires de grands.
— Je te pardonne si tu me prêtes ta chambre.
— Oh, Berger…