Antécédemment : Ada a envoyé son pensionnaire Félix régler l'affaire de la correspondante envoyée de force au couvent. Puisqu'il va être amené à passer du temps dans la maison, Nathanaël a été invité à rencontrer la fille d'Ada et Sven. Angeline a suivi un mystérieux ping...
*
— [piŋ].
— …
— [ʒe di] : [piŋ] !
— …
— [ɔm]. [staty] ?
— [ʒə tə ʒyʁ kə ʒə nə tə kitəʁe pa ʒyska sə kə ty swa sɔʁti də pʁizɔ̃ e ɔʁ də dɑ̃ʒe]
— [kɛs kə sɛ kə sɛt istwaʁ] ?
— [ʒə tə ʒyʁ kə ʒə nə tə kitəʁe pa ʒyska sə kə ty swa sɔʁti də pʁizɔ̃ e ɔʁ də dɑ̃ʒe]
— [ty sɛ kwa sɛ tɔ̃ pʁɔblɛm].
Angeline le sylphe ne suivit pas le ping.
*
La jupe de sa robe étalée autour de ses genoux, Olivia, allongée par terre sur le carré de lumière qui tombait de sa fenêtre ouverte, dessinait au fusain sur un morceau de papier-chiffon. Nathanaël de Luz sentit la mémoire lui revenir quand l’enfant se tourna vers son père ; il l’avait déjà rencontrée en vérité, peu après avoir fait la connaissance de sa mère. Elle se releva sur ses pieds nus et esquissa à son intention une révérence qui manquait de théorie comme de pratique. Son père l’apostropha :
— Tu as déjà mangé ?
Elle se tordit les orteils.
— Je n’ai pas faim.
S’en suivit un concours de gros yeux. Sven avança. Sa fille se rapprocha davantage. Leurs deux visages convergèrent jusqu’à se retrouver front à front.
Sven tira la langue. La gamine recula d’un bond, hilare.
— Monsieur de Luz, je vous présente ma fille Olivia, qui a des choses intéressantes à dire sur Philémon. Vous voulez bien surveiller qu’elle aille petit-déjeuner quand elle aura fini de ranger ses affaires ? Olivia, sois polie avec notre invité.
Elle lui tira la langue. Il la lui tapota de l’index. Elle cria son dégoût et ramassa son matériel de dessin. Quand Sven eut quitté la pièce, Olivia lança :
— Vous n’étiez pas en prison, vous ?
— Plus maintenant. On m’a demandé de venir vous aider avec vos soucis.
— Vous allez arrêter Philémon ?
— Je vais faire mon possible pour aider à ce qu’il ne vous ennuie plus, en tout cas.
Vu l’expression sur sa figure, la fille trouvait le verbe « ennuyer » inadéquat. Que lire dans les plis trop sérieux de son visage ? Qu’avait-elle pu vivre, à seulement neuf ans, dans une pareille situation ? Nathanaël songea à son propre passé à la nurserie ; au moins ses ennemis étaient-ils ses semblables, et non un adulte.
— Vous ne le connaissez pas, n’est-ce pas.
Olivia lâcha ce qu’elle avait entre les mains pour ouvrir une armoire de sa chambre, qui se révéla pleine à craquer de matériel de dessin et de croquis plus ou moins terminés. Elle tira d’une chemise une feuille de papier jauni et la remit à Nathanaël.
Le dessin représentait un homme au menton long, aux pommettes marquées et avec une fossette au coin des joues. Le reste de l’image renseignait moins : un gribouillis recouvrait tout le haut. Olivia suivit son regard et commenta :
— Je n’arrive pas à le dessiner au-dessus des yeux. Je ne m’en rappelle jamais ; c’est comme si ça n’existait pas.
Nathanaël considéra l’idée et couvrit ses propres paupières de l’Illusion d’un trait de crayon.
— Comme ceci ?
— Non. Il ne se cache pas, mais on ne le voit pas. Je ne l’ai jamais vu faire des images en l’air comme vous faites dans la Tour.
L’Illusionniste répugnait encore à y croire, mais répondit :
— Peut-être qu’il s’agit d’une Illusion fine, qu’il donne à ses yeux l’air inintéressant. Pour quoi faire, c’est une autre histoire. Voulez-vous petit-déjeuner, jeune fille ? J’ai moi-même faim.
— Papa a dit que je devais ranger d’abord.
— Je vous attends, vous avez deux minutes.
Olivia rassembla ses affaires en rouspétant. Nathanaël préféra regarder le paysage par la fenêtre plutôt que le carnage de son système de classement. L’été déployait son voile de chaleur sur la Ville ; celle-ci cuisait à mesure que le soleil roulait sa longue course. Un vingt-quatre juin, par définition, on ne pouvait pas parler de canicule mais on avait l’expression sur le bout de la langue. La température continuerait de grimper. Les orages ne tarderaient pas trop.
Un grondement parvint aux oreilles de Nathanaël et coupa sa rêverie. Il enfla dans l’air chaud du jardin jusqu’à se trouver si proche qu’il lui vrillait les os du crâne en plus de saccager sa coiffure.
— Angeline ? C’est toi ?
Son ami ne répondit pas ; il n’y avait que la vibration incohérente et le vent qui soufflait. Et sa pression, de moins en moins forte sur sa main. Nathanaël en connaissait la signification.
Angeline perdait sa force.
Angeline allait mourir.
*
Ses affaires de la matinée résolues, Ada Rousseau-Stiegsen se remémora qu’elle ne s’était toujours pas occupée correctement des corvées tombées sur ses bras la veille au soir : le noble banni et son larbin élémentaire.
Elle se souvenait d’avoir rédigé une liste d’idées sur un morceau de papier et se visualisait en train d’arrondir les lettres de la proposition : « Les mettre au boulot. Quel boulot ? Trouver un boulot que leur mettre dessus. » La Ténébreuse avait vaincu sa grammaire. La liste entière, du même acabit, elle croyait bien se rappeler l’avoir déposée sur l’oreiller de Sven avant son retour.
Qu’importait la liste ; où était le type qui l’obligeait à réfléchir à des listes ? De quel droit un tel intrus la forçait-il à fouiller sa propre maison à sa recherche ? Par bonheur, on l’informa que l’objet de sa quête se trouvait au bout du couloir, dans la chambre de sa fille, pour une raison mystérieuse. Ada en ouvrit la porte.
Le violent courant d’air la poussa en arrière. Arque-boutée à l’encadrure, elle refusa de reculer et prit connaissance du chaos.
Olivia roulait sous son lit, à la recherche d’un refuge contre le vent. Un genou à terre et penché en avant, Luz suppliait le vide de se calmer. Les papiers qui peuplaient les étagères de la chambre tournoyaient en une spirale ininterrompue. Ada identifia le problème.
— Le sylphe ? cria-t-elle par-dessus le vacarme.
Luz le lui confirma. Loin de sa nonchalance du matin, il paraissait paniqué, confus, incapable de rien entreprendre. Ada le laissa tomber et partit chercher sa fille ; elle fut soulagée de la retrouver sidérée mais pas blessée. Elles rampèrent toutes deux jusqu’à la porte, Olivia resta en sécurité dans le couloir, sa mère retourna dans la tourmente. Ada posa une main sur l’épaule de son invité.
— Est-ce que votre ami pourrait arrêter de faire son intéressant ?
— Je ne crois pas qu’il fasse exprès ! Il n’a même pas l’air conscient !
— Qu’est-ce qu’on y peut ?
Ada sentit la vie revenir chez son interlocuteur. Puis il grimaça :
— Madame Rousseau-Stiegsen, cela ne vous plaira pas, mais la meilleure solution serait de calfeutrer la pièce entière !
Comme toute déviation à l’ordinaire, la proposition fut d’abord refusée. Ada perçut son for intérieur se durcir contre l’étranger qui osait exiger autant. Puis sa pensée critique prit le relais et suggéra que, pour avoir l’air si peu convaincant tout en disposant du pouvoir de se donner l’air qu’il voulait, Nathanaël devait croire au bien-fondé de sa demande.
Puis avait-on sous la main une personne davantage savante sur les sylphes ?
Des chiffons épars furent rassemblés, des restes de poisson mis à bouillir, et moins d’une demi-heure plus tard la chambre d’Olivia était condamnée. Tous les huis, toute l’aération, comblés pour transformer la pièce en boîte hermétique. Luz passait sa joue le long des joints de la porte, à la recherche d’un souffle traître qui signalerait une faille dans le dispositif, et devisait à mi-voix de systèmes hydrauliques et pneumatiques qui enrageaient sa famille, chez eux, là-haut.
La situation réglée, Ada tâcha d’identifier la raison de sa sérénité. Un homme étrange était arrivé chez elle pour des raisons étranges et exigeait des choses étranges : de quoi ne pas lui accorder la moindre confiance. Peut-être s’agissait-il de la promptitude avec laquelle il avait trouvé un moyen de gérer une catastrophe inédite. Ou de la dose de sans-gêne nécessaire pour confisquer la chambre d’une enfant.
On ne pouvait pas dire que ce Nathanaël de Luz commençait à lui plaire, mais Ada entrevoyait comment il pourrait ne pas leur être tout à fait inutile.
*
Angeline le sylphe était… peigné ? Ça ne paraissait pas être le bon mot, mais il sentait quelque chose d’étranger parcourir ses boucles et leur redonner forme.
L’extérieur revint ; sa couche la plus lointaine se trouvait reformée. Une fine réverbération lui indiqua le retour de son ouïe. Enfin, sa vue s’ouvrit. Il la fit rouler sur tout son tour jusqu’à dénicher un élément à regarder dans la pièce.
Un homme lui souriait. Il portait deux coquilles sur ses yeux qui reflétaient le blanc des murs. Angeline avait déjà vu ce modèle de lunettes. Sur qui ? La mémoire ne revenait pas. L’homme siffla un petit air qui se faufila en lui et apaisa sa confusion. Pas assez pour ne pas poser la question :
— Qui êtes-vous ?
L’homme sourit davantage.
— Tu es réveillé ! C’est merveilleux. Qui je suis, en voilà une question. Je suppose qu’on pourrait commencer par un nom. J’y réfléchis depuis ton arrivée et je pense avoir trouvé le meilleur nom toutes catégories confondues, tu seras d’accord avec moi.
— On a oublié de vous baptiser ou vous ne voulez pas me donner le vrai ?
Le sourire de l’homme disparut.
— Je comprends l’erreur. Je ne suis pas cet humain que tu vois : je m’en sers de support, et il est hors de question que mon nom soit Hervé. Tu peux m’appeler Salamandre !
Angeline laissa le silence exprimer son désintérêt à sa place.
— Salamandre. Comme dans le mythe de… Tu sais quoi, si c’est trop compliqué pour toi, ce n’est pas grave.
Le sylphe ayant conclu que son interlocuteur adorait s’écouter parler, il remit un tour de manivelle :
— Ah ? Ça a vraiment l’air très intelligent, dites-m’en plus.
Il y eut un silence. La voix de l’homme sonna blessée :
— Tu sais, un élémentaire de feu ?
— … Pardon ?