Antécédemment : Angeline n'a pas suivi un mystérieux ping et est venu agoniser dans une chambre de la pension de la rue des Alouettes : Nathanaël et Ada ont calfeutré la pièce pour lui laisser une chance de survivre à l'affection sylphide qui le détricote. Angeline a également suivi un mystérieux ping et rencontré un individu louche prénommé Salamandre...
*
Angeline le sylphe volait autour de son interlocuteur pour s’en faire une idée plus précise. Salamandre la… salamandre ? Hum. En tout cas, le type qui se prétendait élémentaire de feu ressemblait à n’importe quel sac de peau tendu sur un squelette et comblé à la chair.
Angeline finit par remarquer que Salamandre suivait ses agitations sans difficulté pour le percevoir. Celui-ci lui présenta ses lunettes couleur miroir.
— Vision thermique. Tu es un petit peu plus chaud que le reste de l’air, et ton regard encore plus. C’était plus pratique pour discuter – et pour t’opérer, aussi.
Le sylphe se souvint des yeux dissimulés du major Chapuis, sur la Tour. Du coup de canon qui l’avait traversé de part en part.
Il ne ressentait pas de peur : tout était passé. Mais l’alarme grimpait dans ses boucles.
— Qu’est-ce qui m’est arrivé ? Qu’est-ce que vous m’avez fait ?
— Tu as été attaqué ! Sur ordre du Grand Maître, sans doute. J’ai détecté ta présence et j’ai réussi à t’attirer ici, mais je pense qu’une bonne moitié de toi s’est égarée en chemin.
Vu la taille ridicule qu’Angeline avait atteinte par accident, la perte ne lui était pas trop cruelle.
— Qu’est-ce qui va lui arriver ?
— Faute de pouvoir assurer la cohérence de ses boucles… elles ne vont pas tarder à se dissiper dans l’atmosphère. Je suis désolé.
Angeline réfléchit.
— Vous m’avez fait venir près de vous. Pourquoi pas l’autre moitié ?
— J’ai essayé. Si elle n’a pas répondu à mon ping, c’est qu’elle devait être trop stupide pour suivre un ordre simple.
— Ou qu’elle ne l’a pas voulu. Je suis du genre indépendant.
— Oh, je t’en prie, tu sais toi-même combien c’est faux. Obéir donne un sens à l’existence – surtout quand on est fait pour ça.
Angeline aurait répliqué si ça n’avait pas sonné si douloureusement juste.
— Mais au fait, mon petit sylphe, j’ai vu beaucoup de questions en toi pendant que je te rafistolais ! On dirait que mourir était la meilleure chose qui pouvait t’arriver aujourd’hui, parce que j’ai les réponses que tu cherches.
Un silence.
— Sous quel prétexte n’allez-vous pas me les donner ? soupira Angeline.
— Moi ? Obfusquer quoi que ce soit ? Jamais. Les veux-tu ?
Angeline pesa le pour et le contre ; il ne s’agissait pas d’une pesée très ardue.
— Oui.
Ce [wi] resta suspendu en l’air. Salamandre sourit. Le sylphe s’interrogea sur le poids des mots.
*
Ada Rousseau-Stiegsen avait beau savoir que l’accident qui venait de se produire ne tenait pas que du problème de ventilation, et qu’Angeline le sylphe était un être doué de raison et sans doute moins insupportable quand on apprenait à le connaître, elle ne ressentait pas la tragédie abattue sur Nathanaël. Aussi sa proposition de descendre petit-déjeuner ne relevait pas d’une grande maîtrise d’elle-même, mais d’un manque de compassion.
La main dans celle d’Olivia, le bras de Luz sous le sien, elle les conduisit dans la salle à manger.
L’exclamation ambigüe de son invité lui rappela qu’elle devait toujours refaire la peinture dans ce qui avait été le fumoir des anciens propriétaires, les Lhoste. Spéculateur sur le blé, le chef de famille avait été arrêté des années auparavant et ses biens mis en vente. Comme aucun de ses anciens amis bourgeois ne souhaitait être associé avec la bâtisse dans les caves de laquelle l’imbécile avait caché son blé en attendant la hausse du prix – au lieu de faire comme tout le monde : le stocker dans un hangar et reporter la faute sur le gestionnaire du hangar s’il se faisait pincer – la valeur en avait assez baissé pour qu’Ada et Sven puissent s’offrir un rêve d’enfants.
Une grande maison où abriter une grande famille.
Pour Ada, qui avait grandi en foyer pour orphelins jusqu’à ses dix ans, et Sven, élevé dans des logis d’une pièce que sa mère s’étiolait à payer, ça représentait une certaine idée de la réussite.
Mais bon, les farandoles d’animaux des bois rendus grisâtres par des années de cigares fumés, ça alourdissait pas mal les murs de leur salle à manger – même si les pensionnaires avait la gentillesse de ne pas faire de remarques. Un jour, Ada aurait les moyens de se payer un peintre. Peut-être pas pour tout blanchir, mais au moins choisir des sujets davantage dans le thème de la pièce, des corbeilles de fruits ou autre chose.
Ada s’assit à la gauche de Sven, qui finissait ses œufs, et invita Nathanaël sur la chaise à côté d’elle. Olivia se plaça à droite de son père, puis se pencha par-dessus la table pour vérifier le contenu de l’assiette de sa mère. Ada soupira. Voir son entourage contrôler sa santé lui était désagréable. Les pensionnaires présents n’interrompirent pas la conversation qui avait lieu avant leur arrivée ; Ada la rattrapa.
La porte de la salle à manger s’ouvrit à la volée. Dans l’encadrure : Félix, qui souriait de toutes ses dents. Déjà de retour ?
— Bonjour tout le monde ! Juste pour vous prévenir, la patronne m’a envoyé sur une affaire, j’ai évalué la situation, et j’en ai conclu que la meilleure procédure à mettre en œuvre était le rapt. Rapt effectué donc, Élise, je vous présente mes voisins de chambre et ma logeuse !
La jeune femme sortit de derrière lui. Les bijoux retenant son chignon compliqué et son manteau aussi léger que coûteux la désignaient comme héritière d’une famille fortunée de la Ville ; son air effrayé mais rebelle suggérait qu’elle n’allait pas rester sur le testament bien longtemps.
— Excusez-moi, est-ce qu’Eugène est ici ? Eugène Danvers, il travaille à l’Observatoire, j’ai échangé des lettres avec lui.
Eugénie se leva de sa chaise et considéra sa correspondante avec embarras. Élise comprit son erreur avec un embarras encore supérieur. Agacée du quiproquo, Ada s’écria :
— Eugénie, je vous ai déjà dit qu’on ne distinguait pas toutes les lettres dans votre écriture !
Elle proposa aux gens concernés par la situation de se réunir dans le salon, et à ceux que l’événement ne regardait pas de se mêler de leurs oignons. Élise, Eugénie, Félix et elle s’assirent sur un petit carré de fauteuils. Avant qu’ils ne commencent à discuter, Olivia entra et posa l’assiette de sa mère sur les genoux de celle-ci. Ada l’admonesta :
— Va manger toi-même !
Olivia lui tira la langue et s’enfuit. Qui lui avait appris cette insolence ?
Félix relata l’affaire :
« Donc, on a une bourgeoise de naissance qui épouse un parvenu et se découvre très ennuyée par le mariage ; elle produit un premier fils, une première fille, un deuxième fils et considère ses devoirs conjugaux remplis. Le mari se réveille un jour et réalise que madame ne l’a jamais aimé, à son grand désespoir parce que, dans son milieu d’origine, il espérait mieux. Les deux parviennent à une entente : on va faire un dernier enfant, de l’amour et pas du devoir, et on va redécouvrir ensemble la félicité familiale.
Au bout de quinze ans, le projet capote, et Langevin comme Berouse prennent en grippe la gamine devenue symbole vivant de leur échec conjugal. Ils ne lui prévoient aucun avenir puis, quelques mois avant sa majorité, la traitent de paresseuse et exigent qu’elle se trouve une occupation respectable.
Là, au hasard, la petite madame se lance dans des correspondances à la recherche de jeunes travailleurs qui pourraient l’aiguiller avant l’échéance. Ce genre de choses prenant du temps, les parents s’impatientent, se souviennent de l’existence des sœurs de la Gibbeuse Croissante – pas qu’on soit très fervents sélénites dans la famille mais on apprécie toujours le couvent ou le monastère pour y caser un enfant indésirable – et Élise ne peut que prévenir ses correspondants du sort qui l’attend. »
Ada, riche d’anecdotes sur l’inanité parentale d’une quantité effarante de citadins, reconnut un schéma trop commun dans l’histoire et en accusa réception avec des hochements de tête désolés. Eugénie ne souffrait pas du même cynisme : elle cria tout haut sa colère. Élise, embarrassée, prévint qu’elle trouvait le résumé de Félix trop grossier par endroits, même si elle convenait que du point de vue d’un étranger à la famille les choses pouvaient paraître aussi injustes. Ada reprit la parole :
— Je ne sais pas où se situe ce couvent, mais dans le doute ne risquons pas que vous vous retrouviez isolée à l’autre bout du pays. L’urgence est de vous cacher jusqu’à ce que vous soyez débarrassée de l’autorité parentale, d’ici… ?
— Une semaine.
— D’accord. D’ici là, si vous en trouvez la force, il vous faut chercher une source de revenus, que ce soit un emploi ou autre chose.
— Je crois que j’ai droit à une part de l’héritage de mon grand-père à ma majorité. Je connais le notaire qui s’en occupe mais j’ignore combien de temps la somme me tiendra.
— Vous aviserez quand vous l’aurez. Pour votre sécurité, mieux vaut vous loger ailleurs.
Ada partit en cuisine arracher Isidore à la plonge et l’envoya demander dans d’autres pensions plus adaptées aux jeunes femmes à peine majeures s’il restait une chambre libre quelque part. À son retour au salon, Ada entendit la fin d’une phrase de Félix :
— … pour un mariage sélénite, c’est vrai que ce n’est pas possible, mais avez-vous entendu parler du bergérisme ?
Ada n’aimait pas trop plaisanter avec ce genre de choses – car il s’agissait d’une plaisanterie plutôt que de prosélytisme, Félix n’étant pas bergérite mais de ce genre d’hélite qui ne mettait jamais les pieds au temple. Pour autant, elle arrivait à l’âge où elle pouvait afficher sa certitude de l’apathie, voire de l’inexistence de puissances supérieures sans se faire remettre en question, ce qui la laissait détendue vis-à-vis des religions. L’astronome Eugénie, plus jeune et dont l’athéisme était encore imputé à l’immaturité, répliqua d’un ton boudeur :
— Je ne déifie aucun astre, merci beaucoup.
Élise en parut attristée.
L’affaire fut conclue. Eugénie partit cacher sa correspondante fugueuse dans la dernière chambre disponible d’une pension pour jeunes femmes. Ada baissa le regard sur son assiette et constata que, l’attention détournée, elle avait pu manger trois biscuits. Elle s’affaissa sur son fauteuil : deux victoires supplémentaires en ce début de matinée, ça méritait de se féliciter.
*
Nathanaël de Luz ne pensait à rien quand Félix le surprit en s’asseyant sur la chaise à côté de lui.
— Quoi de neuf, la Tour ?
Nat espéra qu’il s’agissait d’une allusion à ses origines plutôt que d’une grivoiserie. Le sourire de son amant de la veille le détrompa. Il envoya le compliment paître : c’était une flatterie particulièrement imméritée.
— Un de mes amis est peut-être en train de mourir.
Le sourire de Félix dégringola. Nat précisa :
— Je t’ai parlé du sylphe avec qui j’étais emprisonné ?
— Ah, lui. Qu’est-ce qui lui arrive ? À part que le vent ne marche pas comme ça parce qu’à défaut d’une barrière matérielle il ne devrait y avoir aucune différence entre l’air intérieur à un sylphe et l’air extérieur à un sylphe, or dans ces conditions où est-ce qu’il peut bien trouver l’énergie de maintenir son intégrité physique ?
Nathanaël haussa un sourcil.
— Je ne saurais expliquer pourquoi mais plus nous discutons et plus je t’apprécie, Félix.
— Alors qu’avant tu ne me fréquentais que pour mon corps parfait, bien, je note.
— Enfin, j’ai fait tout ce que je pouvais pour Angeline, alors j’ai du temps libre : que se passe-t-il au juste entre Paule et toi ?
Félix serra les dents.
— Est-ce qu’on pourrait ne pas en parler en public ?
Ils s’attrapèrent de quoi picorer et remontèrent dans sa chambre.