Antécédemment : Dans le cadre de ses services de conciergerie, Ada est sur les dents : la correspondante d'une de ses pensionnaires a besoin d'aide. Nathanaël a eu la surprise de trouver en Ville une interlocutrice qui se soucie du scandale que représente le trafic de drogues tourain. Angeline, quant à lui, s'est mangé un coup de canon...
*
— [piŋ].
— [kwa] ?
— [twa] ? [si ʒə matɑ̃dɛ]. [staty] ?
— [ʒe mal].
— [vjɛ̃ mə vwaʁ].
— [u] ?
— [sɥi lə piŋ].
— [lə piŋ] ?
— [piŋ] !
Angeline le sylphe suivit le ping.
*
Le sylphe s’en était encore allé et Nathanaël de Luz essayait de ne pas le prendre mal. Ni son domestique, ni son animal de compagnie, Angeline était un élémentaire d’air, une créature libre – a minima de ses mouvements. Si lui, adulte responsable et indépendant, se trouvait tributaire de quelqu’un d’aussi vaporeux, l’erreur devait être corrigée derechef.
Le noble exilé récapitula ses affaires en cours, assis au sol et jetant des graviers du jardin sur des pierres ornementales au rythme de ses ruminations.
Primo, il s’adonnait à trouver des moyens de faire annuler son bannissement. Petit a, en transmettant le message d’un type louche à une campagnarde contre la promesse – crédible en apparence – d’une intercession auprès du Grand Maître. Petit b, en offrant sa protection à madame Rousseau-Stiegsen – en tout cas il espérait qu’elle était bien la femme concernée – sous la menace d’un Illusionniste plus doué que lui qui jurait détenir des informations sur la fausse accusation dont il était victime. Petit c, en gardant l’œil ouvert sur les occasions diverses et encore inconnues de regagner l’avantage sur ses ennemis.
Secundo, il devait régler cette histoire de réveil auprès d’un homme séduisant et dénudé. Petit a, en vérifiant dans quel bourbier sentimental il mettait les pieds avant de s’engager davantage. Petit b, en mettant de côté la fièvre de la nouveauté et en se posant la question : pouvait-il se permettre une telle relation ? Il avait promis de reprendre son titre de Seigneur de Luz à Abigaël, ce qui impliquait de renoncer à nouveau aux droits de se marier et de faire des enfants. La noblesse et le peuple ne s’épousaient pas de toute façon, mais ne tirait-il pas sur la corde avec un amant citadin ? Était-ce bien légal ?
Un coup de feu retentit. Nathanaël bondit par réflexe, les sens en alerte à la recherche de la machine responsable. Dans la maison du Générateur Auxiliaire, les explosions, on connaissait : on ne les aimait pas. Les deux autres détonations lui permirent d’identifier qu’elles provenaient de la Tour éternelle. Celle-ci n’ayant pas vomi sur la Ville une avalanche de pierres et de mortier, la situation ne devait pas être très grave.
Des volets s’ouvrirent au premier étage de la pension. Une moitié de corps vêtue d’une chemise de nuit en sortit. Un regard ensommeillé croisa celui de Nathanaël. L’échange muet dura cinq bonnes secondes avant que l’autre rompît le silence :
— Vous n’avez rien d’autre à faire que de traîner dans le jardin ? Ada vous a oublié ?
Nat haussa les épaules. L’homme à la fenêtre se frappa le visage d’une main comme pour se réveiller.
— Bon. Je veux vous voir dans mon bureau d’ici trois minutes.
Le volet resta ouvert, la fenêtre fut refermée. Nathanaël prit le temps de fixer sa bourse à sa ceinture avant de se mettre en chemin. Pour avoir un bureau dans la maison et le mander sans gêne, l’homme devait être l’époux d’Ada, monsieur Stiegsen-Rousseau donc. Ses souvenirs survivants de la veille ne le comportaient pas, donc il ne l’avait soit pas croisé soit pas retenu. Il verrait bien.
Les marches de l’escalier cassèrent la décontraction de Nathanaël. Il leur jeta un regard noir jusqu’à ce qu’elles eussent compris la leçon. Parvenu au premier étage, Nat attendit dans le couloir.
Pas coiffé, pas rasé, la chemise lui débordant du pantalon, son rendez-vous quitta sa chambre. Nathanaël songea qu’il n’avait pas dû le rencontrer la veille, parce qu’il s’en serait souvenu.
Sans détrôner le première classe Abrinque dans ses cauchemars d’homme plus petit que la moyenne, Stiegsen-Rousseau obtenait une mention honorable : par comparaison avec la hauteur standard d’une porte, il ne devait pas se trouver bien loin du mètre quatre-vingt-dix. Les deux hommes se serrèrent la main.
— Nathanaël de Luz, enchanté.
— Appelez-moi Sven. Vous ressemblez beaucoup à votre portrait-robot.
En son for intérieur, Nat grinça des dents à l’idée que toute la pension travaillât pour la Garde.
— Tant mieux s’il est réussi, je ne l’ai pas encore vu, j’espère qu’il ne me causera pas d’ennuis.
— Plus maintenant ! Après une réunion urgente pour nous prévenir de votre évasion, voilà que l’avis de recherche a été retiré. Inutile de nous plaindre, les capitaines de la Citadine n’avaient rien de mieux à faire, nous ne sommes que chargés de la sécurité de la Ville, une broutille. Ada m’a touché deux mots de votre histoire : ce n’est pas le Commandant qui vous envoie, n’est-ce pas.
Nathanaël éclata de rire. Son interlocuteur n’en fit pas de même. Nat choisit d’arrêter. Le moment parut opportun pour cesser de discuter dans un couloir et passer dans la pièce d’à-côté. Vu le désordre de ce bureau-ci, l’invité conclut que les deux époux s’étaient bien trouvés. Sven se servit un verre d’eau de sa carafe et reprit :
— Nous avons demandé à la maison Sarh de s’occuper d’un homme dangereux dont les capacités excèdent la compétence demandée aux différents corps de la Citadine et relèvent plutôt de l’autorité de la Garde Touraine.
Nathanaël haussa un sourcil. À sa connaissance, le rôle des gardes de la Tour était de faire joli. Et peut-être aussi de protéger le Trésor Public. Voire les nobles eux-mêmes, supposait-il, pour le cas où un plébéien inconscient aurait décidé de s’attirer des ennuis. (Rien à voir avec son cas, qui relevait d’un scandale politique.)
— Cet homme compte s’en prendre à la Tour éternelle ?
— Ce n’est pas ainsi que nous avions formulé le problème au départ, même si c’est une approche tentée par mon épouse. En fait, nous le croyions Illusionniste.
Nathanaël battit des paupières.
— Est-il noble ?
— Non.
— Je ne comprends pas. S’il ne l’est pas, il ne peut pas maîtriser les Illusions.
— Vos petites affaires sortent parfois de la Tour éternelle, monsieur de Luz : tout le monde n’a pas votre sagesse d’éviter les enfants.
Les nouvelles voyageaient vite. Comme de coutume dans une maison digne de ce nom. Cette pique n’effaçait pas l’impossibilité de la proposition.
— La Tour éternelle n’abandonne pas les siens, Sven.
— L’exception confirme la règle, c’est la raison pour laquelle il n’y a qu’un Illusionniste dangereux dans la nature plutôt que plusieurs centaines. Mais c’est bien ce que Sarh nous a répondu et, sans preuves matérielles, nous n’avons pas pu contester.
— Vous a-t-on demandé des preuves matérielles pour des Illusions ?
— C’est exact.
— La personne en face de vous avait-elle compris le concept d’Illusion ?
— La maison Sarh souhaite s’éviter le dossier. Revenons-en au sujet : il s’appelle Philémon Levraut.
Sven prit le temps d’une inspiration pour effacer la haine de son visage, puis poursuivit :
— Au fil des ans, il s’en est pris à Ada, mais aussi à Paule, à Félix, à ma fille Olivia, et à d’autres personnes à travers la Ville qui se trouvaient en travers de son chemin ou qu’il a utilisées. C’est un meurtrier, un kidnappeur, un harceleur et un sorcier.
Sven débitait beaucoup d’informations d’un coup mais Nat devait s’arrêter à celle-là :
— Un quoi ?
— N’y voyez pas de mépris pour la médecine ou les sciences : je veux dire par là qu’il jette des malédictions.
Entre cela et l’idée d’un descendant de la noblesse égaré en Ville, Nathanaël se retrouvait propulsé juré d’un véritable concours d’absurdités.
— Les malédictions n’existent pas, il n’y a que des paroles méchantes et des coïncidences.
— Ah ? Quand un sorcier dit à un homme « je ne veux plus que tu voies ta fiancée » et que celui-ci devient incapable de lui accorder un regard, comment vous appelez ça ? Quand il dit à une femme « je t’interdis de faire des enfants » et qu’elle se met à les perdre tous, comment vous appelez ça ? Quand il dit à quelqu’un « arrête de manger » et que l’autre se laisse mourir de faim, comment vous appelez ça ? Éclairez-moi, puissant noble de la Tour.
Nathanaël se laissa trois secondes de silence dans l’espoir de quitter le domaine de ses certitudes et de gagner celui de l’intelligence.
— Meurtrier, disiez-vous ? Je suppose que le reste importe peu.
— Il ne cherche pas à nous tuer. Il a fait assassiner son fils il y a longtemps et n’a jamais payé sa dette à la société, mais ce n’est pas le danger. Philémon est obsédé par mon épouse et par Paule parce qu’elles ont été ses brus.
Sven se resservit un verre d’eau.
— Il a fait comprendre qu’il considérait notre mariage comme une erreur. Selon lui, Ada a le devoir de l’épouser et de porter ses enfants, en compensation pour la mort de son fils dont il la tient responsable.
Nat réprima un frisson.
— Quelle horreur. Je suis désolé de ce qui vous arrive.
— Moins de pitié et plus de combativité, monsieur de Luz. Nos efforts actuels se déclinent en deux volets : d’une part, empêcher Philémon de faire plus de mal qu’il n’en a déjà fait, que ce soit à notre cercle ou à des gens au hasard, et, de l’autre, trouver un moyen de l’arrêter légalement et de le conserver dans le système jusqu’à son procès. Au jour le jour, c’est beaucoup d’attente.
Faute de se l’être vu proposer, Nathanaël quémanda un verre d’eau. Son hôte le lui servit. Quelques gorgées plus tard, il prit la parole :
— Comment puis-je aider ?
— Vous l’avez constaté par vous-même, un Illusionniste qui souhaite échapper aux forces de l’Ordre dispose d’un sérieux atout. Si Philémon vous trouvait en travers de son chemin, peut-être pourrions-nous gagner l’avantage. Physiquement, vous vous croyez capable de maîtriser un homme de cinquante-sept ans ?
Nat fronça le nez.
— M’avez-vous regardé ? Je suis incapable de maîtriser un courant d’air.
— Votre dossier disait que vous vous débrouilliez en boxe.
Sven se leva. Nathanaël se recroquevilla dans sa chaise.
— Contre vous ?
— Quoi ? Oh ! Non ! Nous avons quelqu’un dans la pension dont la carrure correspond davantage à celle de Philémon, voyons s’il est disponible.
Le capitaine quitta son bureau et partit toquer à une porte que Nat reconnut comme celle de son camarade de lit. La chambre s’ouvrit avant qu’il pût signaler son objection. Ada se tenait dans l’encadrure, l’air contrarié. Sven se racla la gorge.
— Tu es occupée avec Félix ?
Son épouse renifla en lui rentrant la chemise dans le pantalon.
— Oui. Tu t’es battu avec la commode ou comment ça se fait ?
— Oh, ce n’est rien, tu aurais dû voir ce que je lui ai mis. Vous en avez pour longtemps ?
— Oui, sans doute, mais pas toute la journée.
— À plus tard, dans ce cas.
Ils échangèrent un baiser, puis la porte se referma. Sven se tourna vers Nathanaël.
— En attendant que l’un ou l’autre soit disponible… Vous avez rencontré ma fille ?
L’invité répondit par la négative.
*
La porte refermée, Ada Rousseau-Stiegsen revint à sa réunion. Félix lui tendit le livre épais qu’il consultait jusqu’alors, son doigt inséré dedans en guise de marque-pages.
— Il y a bien une Élise Langevin dans le bottin mondain. Vingt ans, fille d’Auguste Langevin et d’Adélaïde-Denise-Prudence Berouse ; ses frères et sa sœur ont des occupations recensées, elle non. Un genre de dilettante : l’envoi au couvent se justifie.
— Pas si elle est contre. C’est leur adresse principale ?
— S’ils n’ont pas déménagé dans l’année.
L’hôtel particulier des Langevin se situait à une dizaine de minutes en voiture vers le sud, dans un quartier mieux coté que le leur au point de justifier la présence de la famille dans l’annuaire de la haute-bourgeoisie. Ada retroussa ses manches, prête à pratiquer ses services de conciergerie ; Félix l’interrompit dans son élan.
— Sinon patronne, c’en est où cette convalescence ?
— Je me porte assez bien pour échanger deux mots sur l’éducation des enfants avec un couple de vieux richards.
— Alternativement : tu restes au frais à la maison, tu te reposes plutôt que de t’écrouler de fatigue avant huit heures, et tu me laisses régler la situation. J’ai toujours des dettes de loyer à rembourser.
La proposition tentait Ada bien plus qu’elle osait se l’avouer. Félix changea de tenue dans son dos, l’ancienneté de leur amitié justifiant le manque de gêne ; elle observa le résultat. Avec cette chemise blanche, ce pantalon brun, ce veston de soie et ce chapeau, il aurait pu être n’importe quelle sorte de commis des institutions de la Ville.
— Une broche en forme d’étoile, ça passerait pour un gars de l’Observatoire, ou ça crierait trop au déguisement ?
— Tous mes conseils de grimage sont facturés mille livres.
Il leva les yeux au plafond.
— Je vais m’agrafer une étoile, un croissant de lune, un soleil et Saturne sur le torse, ils seront trop outrés par mon manque de goût pour regarder mon visage de près.
— Fais donc ça, Germain.
— Non, pas cette fois-ci, Germain Lheureux commence à se faire trop connu à mon goût. Je vais tenter l’anonymat et au pire je suis… Nathan Lumière, ça fera l’affaire.
Ada soupçonna l’inspiration du faux nom et préféra se taire. Félix s’en alla résoudre l’affaire qui préoccupait l’une des pensionnaires.
Une bonne chose de réglée ; que faire maintenant ?