Antécédemment : Angeline s'ennuie ferme maintenant que son ex-codétenu n'est plus en danger immédiat. Sous la tutelle d'Ada, la routine quotidienne reprend son cours dans la pension de la rue des Alouettes : on ne va pas se laisser distraire par quelque chose d'aussi insignifiant qu'un noble qui squatte. Son étrange aversion pour les escaliers ayant été remarquée par la logeuse, Nathanaël a été envoyé en parler chez le médecin...
*
Le dispensaire occupait un bâtiment rectangulaire au fond du jardin de la pension ; le mur qui entourait celui-ci avait été percé pour créer un accès vers l’établissement depuis la ruelle derrière. Avec sa brique nue et ses petites fenêtres, le bâtis avait l’allure d’une écurie, peut-être en avait-il été une autrefois. Un panonceau l’annonçait ouvert : Nathanaël de Luz passa sa porte.
D’après son évaluation des dimensions extérieures et des espaces intérieurs, l’endroit se divisait en plusieurs pièces et celle-ci constituait un petit vestibule. Une rangée de chaises longeait le mur ; il s’en choisit une et se déplia un des magazines mis à disposition. Fascinant : la Ville avait donc bien, comme la rumeur le prétendait, trois ans de retard sur la Tour éternelle en matière de mode vestimentaire. Quelqu’un arriva d’un pas précipité.
— Bonjour !
Nat releva les yeux de son article.
Une fille tout juste assez âgée pour être appelée femme lui tendait la main. Il la lui serra par-dessus le magazine avant de le replier.
— Alors monsieur, qu’est-ce qui vous amène ?
— Une maladie fulgurante et mortelle, qui se transmet de patient en patient par contact entre les paumes.
La môme eut un rire poli et lui fit signe de la suivre. Encerclé d’étagères surchargées de bocaux et de flacons, son bureau avait davantage l’air d’un placard. Pas de chaises ; l’hôtesse leur tira deux escabeaux.
— Dites-moi tout, que je voie si je peux vous aider ou si je vous confie à un confrère.
— J’ai ordre de la dame qui tient la pension là-devant de ne pas y retourner avant d’être passé ici.
— Allons donc ! Qu’avez-vous fait à Ada pour qu’elle vous chasse de chez elle ?
Nat sentit sa colère monter sans en comprendre la raison. Une inspiration, une expiration. Autant raconter l’affaire aussi sobrement que possible :
— J’ai été enfermé six mois dans une prison où je ne pouvais que descendre des marches à l’infini, j’en suis sorti il y a trois jours, il semblerait depuis que les escaliers me mettent mal à l’aise. Résoudrons-nous un jour ce mystère pourtant si opaque ? Tout rentrera dans l’ordre, j’ai seulement besoin de temps ; au revoir.
Il avait tenté de la faire sourire, mais la tenancière du dispensaire gardait les sourcils froncés. Nathanaël ne se sentit pas autorisé à partir, sentiment qui le surprit. La fille rompit le silence :
— Écoutez, la douleur forge le caractère, mais pas toujours dans la forme qu’on voudrait. Est-ce que vous ne voulez pas tenter la leuconirine ? C’est un apaisant pour les nerfs…
— Vous moquez-vous de moi ?
Tous ces cours de vieux-thalasside sur lesquels il s’arrachait les cheveux à la nurserie n’avaient pas eu lieu en pure perte : voilà qu’ils le sauvaient. Leuconirine ? Autrement dit, Rêve Blanc.
— Pour qui travaillez-vous ? Gabriel d’Ascley ? Casiel de Sarh ? Dites-leur de me fiche la paix, à la fin ! N’ont-ils pas obtenu ce qu’ils voulaient ?
Nathanaël se rendit compte qu’il avait élevé la voix plus qu’il ne le désirait, qu’il terrifiait la jeune femme, et qu’elle n’était sans doute ni une espionne, ni une empoisonneuse. Une inspiration, une expiration. Il se reprit :
— Pardon. Mon père est mort du Rêve Blanc. Je refuse d’y toucher.
— Vous venez de la Tour ?
Était-ce là le plus étonnant ? Il opina du chef.
— Je suis Nathanaël de la maison Luz. Est-ce un problème ?
D’un ton mécanique qui dénotait le réflexe, l’autre se présenta à son tour :
— Mél Enguerrand. J’ai… comme l’impression que vous connaissez le produit ? Est-ce que vous savez comment il est préparé chez vous ? La maison Ascley nous envoie son Rêve Blanc en comprimés de cinquante milligrammes, nous avons cru qu’il était prêt ainsi mais la dose est d’une puissance ridicule. Pour ma part je le coupe au sucre et je ne mets qu’un milligramme par tablette. Pardon, c’est un peu incongru à demander à un patient mais je ne rencontre pas de nobles tous les jours.
Nat récupéra un morceau de sourire.
— Pour ce que j’en sais, le Seigneur d’Ascley vous envoie ce qu’il donne à nos comparses.
— Ce n’est pas possible. Ce n’est pas un médicament, c’est un assommoir.
Il y eut quelques secondes de plus en plus floues, puis les larmes tombèrent. Catastrophée, Enguerrand lui chercha un mouchoir dans son absence de rangement. Nathanaël ricana, à la recherche de la bonne formulation pour ne pas se montrer encore plus impoli envers la tenancière du dispensaire qu’il ne l’avait déjà été.
— Vous venez de résumer ce que j’ai passé les six dernières années de ma vie à essayer de faire entendre. On m’a appelé irresponsable, fou, sans compassion pour la souffrance des nôtres. Ils voulaient me faire taire. Ils m’ont enfermé des mois durant.
Il retrouva le regard de son interlocutrice. Elle écoutait, attentive. À la recherche de sa douleur et d’une solution à lui apporter. Pourquoi pas ; il paraissait que c’était le credo des bons médecins. Mais Nat avait retrouvé son calme et cette inconnue n’avait pas besoin d’en apprendre plus sur lui.
— Ma petite, vous avez l’air très gentille et je veux bien croire que vous ayez fait attention à votre préparation mais, le Rêve Blanc, c’est au-dessus de mes forces.
Enguerrand accusa réception de son paternalisme.
— C’est votre décision. Si vous changez d’avis, revenez nous voir. En attendant, buvez de la camomille et calmez votre respiration, je suppose. Notez que les consultations sont gratuites mais que le dispensaire fonctionne grâce aux dons déposés dans notre boîte aux lettres – si vous suivez ma pensée.
Nathanaël prit congé. La fraîcheur intérieure lui avait fait oublier le temps : le soleil le gifla à sa sortie. Sa chaleur brûlait son visage, presque purificatrice. Une inspiration ; une expiration. Tout irait bien. Quel autre choix avait-il ?
*
Angeline le sylphe retrouva enfin le jardin où il avait passé la nuit. Nathanaël s’y tenait, voilà qui tombait bien. Ennuyé par la charge qu’il traînait depuis le quatre-vingt-quatrième étage de la Tour éternelle, il lâcha son colis sur lui.
Le petit carré de tissu ralentit bien la chute de la bourse mais pas assez pour ne pas arracher un cri à l’homme quand le poids de ses richesses lui atterrit sur le crâne.
— De la part d’Abigaël.
— Merci à lui, et noie-toi dans la mer du Froid !
Angeline redescendit à sa hauteur.
— As-tu besoin d’autre chose ?
— Comme quoi ?
— Un service que je pourrais te rendre. Une commission. N’aurais-tu pas encore un endroit d’où t’évader ?
Un soupir lent échappa à Nathanaël.
— Hélas, ma dernière prison semble être ma propre tête.
Le sylphe analysa le terrain. Plusieurs cailloux avaient la taille et les angles adéquats. Leur emplacement laissait à désirer.
— Peux-tu te décaler d’un pas vers la droite ?
— Non, Angeline, non, tu ne peux pas frapper ce problème-ci de toute ta brutalité jusqu’à ce qu’il se résolve de force – ce qui veut dire que moi non plus – je te déteste, merci beaucoup.
Vu la qualité douteuse des mots fuyant la prison de son crâne, peut-être valait-il mieux laisser en paix ce qui s’y trouvait enfermé. Le sylphe s’éleva.
La Ville devint un amas de petites formes accolées en elles sans souci d’harmonie. Le vent forcit, Angeline aussi. Là, en bas, des millions d’humains bruissaient. Leur respiration laissait une trace infime sur l’air.
Il retourna son regard. Pas trace d’une réunion secrète de sylphes entre les nuages.
Quelque chose clochait dans le monde. La somme de ses manques étourdissait Angeline. Il croyait qu’il ne pouvait pas être seul. Il savait qu’il devait rester libre. Le Grand Maître l’avait appelé [abɔminasjɔ̃] ; ça ne sonnait pas juste. Il sentait qu’un indice suffirait à redonner un sens à son existence. Restait à le trouver.
Il planait près de la Tour éternelle, la faute aux courants d’air qui lui spiralaient autour, quand une fenêtre s’y ouvrit. Étonné, Angeline s’approcha et reconnut un garde de sa connaissance à la forme béante de son sourire. Le major Chapuis portait, contrairement à lors de leur précédente rencontre, deux coquilles sur ses yeux qui empêchaient le sylphe d’y voir au travers.
— Bonjour, major.
— Ne me saluez pas, vous allez me rendre la tâche plus difficile.
— Quelle tâche ?
Chapuis posa sur le cadre de la fenêtre un cylindre creux. ([kanɔ̃], n.m., [1] Pièce d’artillerie en forme de tube servant à lancer des projectiles ?)
— Ne bougez plus !
Angeline se précipita vers le sol puis tourna son regard derrière lui. Il n’y avait rien – rien d’autre que du son, de la pression, de l’air. Quand l’onde le rejoignit, il en fut choqué. Quoi que fût cette arme, ce qu’elle tirait était plus résistant que lui.
Le major redirigea le canon vers lui sans le souci qu’était censé poser son invisibilité pour cette tâche. Le sylphe s’ôta de la trajectoire du projectile.
— On veut jouer à « tire là où je vais plutôt que là où je suis » ?
Angeline se souvint.
La colère. Voilà ce qui l’avait soutenu jusqu’à présent.
Il devait y avoir des limitations techniques à l’engin : le canon ne pouvait pas s’orienter infiniment sur son axe vertical, par exemple. Le sylphe monta hors de sa portée ; Chapuis bondit hors de la fenêtre, grimpa sur la pierre, ouvrit le vantail un étage plus haut et en sortit une autre arme. Ça devenait ridicule ; il ne pouvait pas avoir tout piégé. Angeline esquiva la nouvelle salve, effleura le mur de la Tour et passa de l’autre côté.
Un troisième canon y dépassait, et Chapuis venait de piquer un sprint pour le déclencher.
Et il n’y eut plus que
[dulœʁ]
et
[kɔ̃fyzjɔ̃]
*
Ada Rousseau-Stiegsen sursauta au premier coup de feu. La réaction similaire d’Isidore lui confirma la réalité du bruit désagréable. Son valet secoua la tête, consterné.
— Qu’est-ce qu’il font encore avec nos taxes, les aristos ?
Ada l’interrogea du regard. Isidore désigna le plafond du menton.
— Si haut, ça vient de la Tour.
Il avait meilleure ouïe qu’elle ; elle le crut. Les deux coups qui suivirent achevèrent de la convaincre de la provenance du phénomène. Restait à savoir si le boucan avait réveillé tous les pensionnaires d’ordinaire tardifs et s’ils daigneraient descendre petit-déjeuner avant leur heure. Le nombre de couverts à dresser en dépendait.
— Je vais faire le tour des chambres.
Elle s’épargna le premier étage où les habitudes bien ancrées ne s’ébranleraient pas pour si peu et fila au deuxième. Le poète noircissait du papier et grogna qu’il descendrait pour sept heures trente puisque le cruel destin l’exigeait. L’astronome sortit de sa chambre au moment où Ada allait toquer et manqua de lui rentrer dedans. Elle lui présenta ses excuses avec une gêne supérieure à son naturel déjà angoissé. Sa logeuse s’en inquiéta :
— Tout va bien, Eugénie ?
— Oui. Je vais me promener.
— On ne sait pas ce que c’était mais probablement pas de quoi se faire du mouron, ça venait de la Tour.
— Ah, oui, ça.
La détresse de sa pensionnaire ne s’amenuisait pas. Ada ne se trouvait pas dans le passage, pourtant l’astronome ne se décidait pas à partir, alors elle tenta :
— Est-ce que vous voulez me raconter ce qui vous tracasse ?
Eugénie hésita encore. Son visage craqua.
— Vous allez penser que je suis complètement stupide.
— Vous ne me payez pas pour que je vous juge. Est-ce que vous m’imaginez travailler sans être payée ? Soyons sérieuses.
Son piètre trait d’humour resta sans effet sur sa pensionnaire. Elles rentrèrent dans la chambre ; l’astronome s’expliqua.
Faute d’amies, Eugénie correspondait avec plusieurs inconnues contactées via une agence prévue à cet effet. Sa préférée de ces correspondantes, nommée Élise Langevin, lui avait envoyé une lettre alarmante. Elle y disait préparer à contrecœur son départ pour un couvent de sœurs sélénites, sur l’ordre de ses parents qui trouvaient qu’elle n’employait pas sa jeune vie de façon assez productive.
L’astronome, qui avait toujours travaillé sans contraintes parentales, craignait de mal comprendre la situation et de se mêler de ce qui ne la regardait pas, néanmoins la missive ressemblait à un appel à l’aide. Les correspondantes s’étaient conseillé des livres et avaient échangé de petits cadeaux, mais ne s’étaient jamais rendu service à proprement parler ; Eugénie ne savait ni si elle devait intervenir, ni comment s’y prendre ; elle n’en avait pas dormi de la nuit.
Ada réchauffa les mains de sa pensionnaire entre les siennes.
— Voilà qui entre dans le cadre de nos services de conciergerie. Vous payez la pension complète, vous vous souvenez ? Quand est-ce que votre correspondante doit partir ?
— Aujourd’hui, peut-être demain.
Bien sûr, personne dans cette maison ne pouvait faire quoi que ce soit à un autre moment que la dernière minute. La propriétaire força son sourire à ne pas quitter ses lèvres.
— Je m’en charge. Ne vous souciez plus de rien, comptez vos étoiles en paix.
— Mon travail n’est pas de compter–
— Je n’en doute pas, à bientôt !
Ada quitta la chambre avant le couplet habituel sur la nature exacte des activités de l’Observatoire. Il y avait dans la maison un homme à même de l’épauler sur cette mission, à condition qu’il se soit remis de la dernière de ses sempiternelles crises de panique.
Il était l’heure de faire appel à l’enquêteur indépendant local : Félix Cousin, qui avait des dettes de loyer à rembourser.