Antécédemment : Chassé de la Tour éternelle par une incompréhensible décision du Grand Maître, Nathanaël de Luz a été embarqué dans des histoires qui ne le concernent pas : accompagné du sylphe Angeline, le voilà rendu chez la citadine Ada Rousseau-Stiegsen, qu'on lui a demandé de protéger...
*
Nathanaël de Luz ouvrit les yeux. C’était déjà trop d’efforts pour la journée.
Devant lui, un plafond. À sa droite, une fenêtre qui répandait la lumière de l’aube. Sous son dos, un matelas d’une qualité inférieure à son confort habituel, dont quelques brins de paille essayaient de percer le tissu. À sa gauche, un autre dos.
Nat haussa un sourcil. Son voisin de lit se retourna, lui sourit de toute la douceur de son visage, referma les yeux et se rendormit.
La mémoire lui revint : la veille, d’onze heures à minuit, Nat avait discuté avec l’un des pensionnaires de madame Rousseau-Stiegsen, un dénommé Félix. Il espéra que c’était son charme naturel qui avait entraîné l’homme dans la chambre avec lui, plutôt que ses larmes.
À qui appartenait cette chambre, d’ailleurs ? Ses souvenirs daigneraient-ils le renseigner ? Oui : plus tôt dans la journée, il avait croisé une femme qui serait absente le soir et lui avait prêté son logis, à condition de ne pas verrouiller pour qu’elle pût rentrer sans le déranger.
Sauf que, se trouvant accompagné sous les draps, il avait fermé à clé. Cinq petits coups furent toqués à la porte ; Nat se rendit compte qu’il s’agissait déjà de la deuxième salve et que la première était responsable de son réveil.
Monsieur de Luz jura sur l’honneur de sa maison d’arrêter l’alcool, ou du moins de ne plus rien consommer qui portât un nom d’aussi mauvais augure que la Ténébreuse, ni qui s’évaporât sur la langue avant qu’on le bût.
Il se fit une toge de la couverture et déverrouilla vite. Dans le couloir, celle qui lui avait prêté sa chambre soupira de soulagement. Ce soupir provoqua des effets intéressants sur certaines parties de sa personne, bien que celles-ci fussent dissimulées sous le plastron d’un uniforme de la Garde.
Nathanaël vit flou une seconde durant. La femme lui attrapa le menton pour ramener ses yeux plus haut et lui chuchota d’un ton moqueur :
— Pas de panique, je ne vais pas vous arrêter pour ça, tout le monde peut se tromper.
— Pardonnez mon manque de courtoisie, mais je suis accompagné.
— Félicitations.
— Par un homme.
— Et ? Nat, je ne vous ai pas donné ma clé pour vous piéger : la pension n’a plus de chambre disponible, j’avais peur que vous ne puissiez dormir nulle part. L’heureux élu pourrait peut-être vous inviter dans la sienne, par contre ?
Elle entra, avisa Félix dans son lit, et resta plantée sur place.
Nathanaël envisagea de déployer un Plan de Gestion de Crise de Jalousie. L’idée le ramena des années en arrière, quand ceux-ci étaient monnaie courante parmi les Luz. Le dernier s’était occupé de deux amants d’Églantine ; la plupart avaient été conçus pour les amants d’Églantine.
Contrairement à son habitude, ici, pas de cris, pas de coups, pas de bris d’objets. La femme releva la tête et Nat y décela un peu d’humidité.
— Ça ne tombe pas très bien. Je ne vous en veux pas. Vous ne pouviez pas savoir. Est-ce que vous voulez bien le réveiller, s’il-vous-plaît ? Il voudra partir.
Parce qu’il était étranger à la situation, Nathanaël s’exécuta sans discuter. Félix ouvrit les yeux à force d’être secoué, fit le point et se redressa sur un coude dans une posture qui aurait pu être séductrice avec quelques heures de sommeil supplémentaires. Derrière lui, la locataire légitime de la chambre les informa :
— Je vais me laver.
Félix blêmit. La porte de la salle de bain se referma tout doux. La respiration de Félix se fit haletante. Avant que Nathanaël tentât de l’aider, il rejeta les draps, attrapa ses affaires sur la chaise où elles se trouvaient et quitta la pièce.
Nathanaël remit son pantalon, le suivit et s’efforça de ne pas laisser son regard errer sur l’arrière de sa personne : le moment paraissait mal choisi.
Arrivé à la porte de ce que Nathanaël supposa être sa propre chambre, Félix lutta avec ses vêtements pour retrouver la poche qui contenait sa clé. Faute d’une meilleure idée, Nathanaël lui prit le tas de linge des bras. Les mains libres, son amant de la veille se débrouilla mieux. Il chuchota entre ses dents :
— Pas que je veuille vous mettre à la porte mais vous tombez mal. Désolé, je n’avais pas reconnu la chambre de Paule hier soir. Je hais la Ténébreuse.
— Je comprends le sentiment. En avez-vous bu ?
— Je n’y ai pas touché, j’ai un peu trop partagé votre haleine. Nathanaël, c’est ça ?
Celui-ci lui confirma son identité avec une miette de peine.
— Ça sonne vraiment très Tour. Selon la discrétion que vous souhaitez, changez-en peut-être. « Nathan » ne vous choque pas l’oreille ?
— J’y réfléchirai si je veux renier ma famille un jour, Félix.
Quand la main de l’homme se posa sur sa joue, Nat se rendit compte qu’elle brûlait malgré lui, la traîtresse. Lorsque Félix effleura ses lèvres d’un baiser et accéléra son cœur, Nat embrassa l’incendie.
Il s’agissait d’une bien jolie manipulation, ah. S’il en croyait la scène dans l’autre chambre, il y avait, sinon une relation, au moins du conflit irrésolu entre Félix et cette locataire si serviable – Paule, elle s’appelait Paule. L’alcool, mortesélène, l’alcool. Jamais plus.
Nathanaël disposait d’assez de problèmes personnels pour ne pas s’engluer dans ceux d’inconnus séduisants. Quoique. Faute d’une maison à laquelle servir de maître, il avait gagné beaucoup de temps libre.
C’était à réfléchir ; ce n’était ni le lieu ni le moment. Où était la femme qu’il était censé protéger ?
*
Ada Rousseau Stiegsen releva la tête de la table de sa cuisine et s’étouffa dans le mucus accumulé le long de sa gorge au fil de la nuit. Un soupir agacé répondit à son concert tussif. Le matin était là ; la cuisinière de la pension aussi.
— Bonjour, madame Herlier.
— Pour passer un bon jour il faut s’octroyer une bonne nuit. Vous n’avez pas honte de manquer à votre mari ?
— Sven est du soir ce mois-ci et vous n’êtes pas ma mère, madame Herlier.
— Ça ne m’empêche pas d’avoir des opinions, madame Rousseau.
— Je vais finir par me séparer de vous, madame Herlier.
— Et qui vous fera trois repas par jour pour dix-sept personnes ?
Charlotte toqua à la porte ouverte de la cuisine, plus pour attirer l’attention que pour demander l’autorisation d’entrer.
— Pas que votre numéro habituel soit pas hilarant, mais Isidore et bibi commençons tôt alors si vous vouliez bien vous activer ça nous ferait plaisir.
Ada songea avec envie aux vraies bourgeoises dont le personnel, soumis à la peur du renvoi arbitraire, n’osait pas hausser le ton en leur présence. Puis elle se souvint qu’elle n’avait pas l’élan du cœur nécessaire à entretenir une relation de terreur avec ses employés. Leurs sandwichs avalés, Charlotte et Isidore partirent dans la salle à manger mettre la table pour les pensionnaires.
En réalité, on n’attendait que la moitié des résidents à l’heure : Sven ne petit-déjeunait pas quand il travaillait la nuit, Félix attendait que Paule ait déjà mangé pour descendre, le poète et le dilettante se levaient tard par goût, l’astronome se levait tard par nécessité. Heureusement, ces temps-ci, personne n’était fâché contre personne ; le seul individu à surveiller était l’ex-fiancé de l’orfèvre, un goujat dangereux qui ne vivait pas assez loin et dont la gestion entrait dans le cadre des services de conciergerie fournis par la pension Rousseau.
Parfois, dans de courts instants d’autosatisfaction, Ada était parfaitement heureuse du commerce qu’elle avait créé. Ce matin-là, elle en vécut un.
Puis elle entendit un appel depuis l’escalier. Nathanaël attendait, les bras ballants, au premier étage. Il lui fit signe, sourire tout en gencives :
— Pardonnez-moi, pourriez-vous m’aider à descendre ?
Ada le détailla vite-fait. Il n’avait pas l’air impotent, mais on ne savait jamais : elle avait connu des gens qui vivaient avec deux genoux fichus et se déplaçaient avec une telle coquetterie qu’on n’aurait pas deviné. Bien que monsieur de Luz ne paie pas ses services de conciergerie puisqu’il n’était pas un locataire, Ada remonta et lui tendit son bras. L’homme de la Tour s’y accrocha avec un désespoir violent : il manqua de la faire tomber. Elle le traîna jusqu’au rez-de-chaussée sans lui adresser la parole.
La respiration hachée de Luz, une fois parvenu sur la dernière marche, ne l’attendrit pas.
— Vous avez besoin d’aide.
— En effet ! Merci de votre assistance.
— Vous avez besoin de davantage d’aide. Allez au dispensaire – passez par le jardin – racontez-leur ce que vous avez.
— Merci du conseil, je suppose.
— C’est moins un conseil qu’une consigne.
— D’accord, auparavant, auriez-vous quelque chose à grignoter ?
Ada hésita à lui signaler qu’il n’était pas prévu à table puisqu’il n’était pas un pensionnaire, puis se ravisa et cria vers la cuisine :
— Est-ce qu’on a de quoi nourrir un invité-surprise, madame Herlier ?
— Toujours, madame Rousseau ! Ça fera mille livres.
Luz haussa un sourcil.
— Je peux me tromper mais je suis presque certain qu’il s’agit une somme déraisonnable destinée à provoquer l’hilarité.
— Perspicace. Je vous ouvre une ardoise et j’y note un sou et quatre deniers, venez petit-déjeuner à sept heures trente, n’oubliez pas de puiser dans le bel argent de mes impôts pour me rembourser. Il faut toujours que nous concluions notre discussion d’hier, faites-m’y penser si je ne vous en reparle pas. En attendant de nous recroiser, bonne journée, monsieur de Luz. Au fait, où avez-vous dormi ?
— Dans la chambre de Paule.
Ada tâcha de rattraper ses souvenirs dans le brouillard de la veille.
— Vous n’étiez pas monté avec Félix ?
— Dans la chambre de Paule, avec Félix.
Ada se laissa une seconde de silence pour réfléchir à une réponse appropriée.
— Bravo ! À peine arrivé, déjà jusqu’au cou dans les vieilles histoires. Bon courage et bonne chance, ne revenez pas ici avant d’être passé au dispensaire. Pschitt !
Luz se retira avec une nonchalance à faire oublier qu’il ne connaissait ni les lieux ni son itinéraire. Ada repartit mettre le couvert ; ils seraient donc dix au petit-déjeuner, sauf si Paule avait été contrariée au point de sauter le repas. Elle devrait vérifier si Félix se portait bien.
Sacré travail de faire vivre toute cette petite pension. Mais c’était le sien, et elle n’en aurait changé pour rien au monde.
*
Angeline le sylphe écoutait les choses changer.
Le ciel était passé du bleu au orange, puis au violet, puis au noir. Le vent avait choisi de nouvelles directions durant la nuit. Le firmament était devenu gris et rose et on sentait qu’il allait retourner au bleu. Les courants d’air glissaient sur la Ville au gré des accrocs dans l’atmosphère ; les bâtiments surtout l’affectaient, les gens moins. Sauf, bien sûr, ceux qui lui passaient juste à côté.
— Bonjour, Nathanaël.
Nathanaël sursauta.
— Angeline ! Comment te portes-tu ?
— Sur l’air.
— Qu’as-tu fait de ta nuit ? Dors-tu ? Je ne sais plus si je te l’ai déjà demandé.
— Non. Je suis allé dans le jardin comme convenu et j’ai attendu. Il s’est passé des choses.
— Quelles choses ?
— Toutes sortes de choses, Nathanaël, l’ambigüité est l’avantage du mot [ʃoz].
— Ah. Veux-tu de la compagnie ?
— Maintenant que tu le dis, oui. Je vais demander à Abigaël s’il a des nouvelles des Archives.
Angeline avisa la Tour éternelle et s’y propulsa. Derrière lui, Nat s’écria :
— Une très bonne journée à toi aussi et surtout ne t’en fais pas, je ne suis pas vexé !
Le sylphe choisit d’ignorer cette déclaration absurde.
Les vents se renforçaient à mesure qu’il grimpait en altitude. Rien d’insurmontable vu son volume, d’autant qu’il n’allait qu’au quatre-vingt-quatrième. Faute de pouvoir toquer à la fenêtre du bureau, il appuya dessus jusqu’à ce qu’elle cède et salua Abigaël.
Ce dernier sortit de sous son bureau et soupira :
— Pourriez-vous arrêter de faire ce genre de choses ?
— Quelles choses ?
Abigaël fixa Angeline. La fixité de ce regard perturba l’invisible. Le maître de la maison Luz pointa du doigt les feuilles de papier maintenues au plafond par la pression du sylphe. Angeline les lui rendit, les faisant glisser le long de ses boucles. Abigaël échoua à les rattraper.
— Hypnotique. Bonjour, Angeline : c’est à quel sujet ?
— Avez-vous des nouvelles de la Dame Omérine ?
— Non, je n’en ai pas.
Angeline avait épuisé ses demandes. Abigaël attendit, puis ramassa ses documents et entreprit de les trier. Les boucles du sylphes trouvèrent enfin le chemin nécessaire à l’analyse et la compréhension de la situation.
[ʒɛn]. L’homme et lui n’avaient rien à se dire. Abigaël se racla la gorge :
— La maison Thalas vous a déjà étudié, non ? A-t-elle trouvé le moyen de cartographier votre anatomie ?
Ce niveau de rien-à-dire. Et Angeline souffrait en sus d’un niveau terrible de rien-à-faire. Enfui, Nathanaël était retourné auprès de sa famille ; échappé, Angeline n’avait rien. Ce rien ne pouvait pas perdurer. Qu’étaient censés faire les sylphes légendaires, déjà ? Quelqu’un lui en avait parlé. [œ̃ ɛspʁi bjɛ̃vɛjɑ̃ ki]…
Abigaël relança :
— Pensez-vous croiser Nathanaël aujourd’hui ? J’ai retiré un peu de monnaie au Trésor, j’allais lui dépêcher un domestique mais tant que vous êtes là…
[ɔfʁ dε pjεs dɔʁ]. Ha. Angeline ne connaissait pas assez le major Chapuis de la Garde Touraine pour déterminer s’il aurait apprécié l’ironie.
— D’accord, je n’ai rien de mieux à faire.
Il allait falloir y remédier. Abigaël accrocha une bourse à un tissu carré, puis envoya le tout vers lui ; Angeline constata que le dispositif se servait de son air pour parer à la chute de l’objet.
Il continuerait à rendre service. Le temps que l’enquête de Virive lui parvienne. Bientôt, si tout se déroulait comme prévu, il en saurait un peu plus sur lui-même, et sur d’éventuels autres sylphes. Il verrait bien ce qu’il déciderait avec ces informations.
Repassant par la fenêtre, Angeline descendit vers la Ville.
— Toujours, madame Rousseau ! Ça fera mille livres.
On dirait le kebabier à côté de mon ancien taf qui réclamait dix mille euros par kebab, avant de se satisfaire de 5 euros
— Pardonnez mon manque de courtoisie, mais je suis accompagné.
— COMMENT ?? De la débauche, dans MON établissement ?????
— Par un homme.
— Ah ouf tout va bien alors