Antécédemment : Le statut de Banni de Nathanaël lui a valu une corvée supplémentaire jetée sur les bras : assurer, en échange de preuves de son innocence, la protection d'une citadine dont on lui a donné l'adresse...
Ah oui, au fait : vous vous souvenez d'Ada Rousseau-Stiegsen ?
*
Angeline le sylphe prévint Braquart et Chapuis :
— Je suis présent et égal à moi-même : vous connaissez vos options.
Le lieutenant et le major accusèrent réception de la menace. Nathanaël, sac de voyage à l’épaule et Amandine de Sarh au bras, interpella l’un des gardes :
— Chapuis ?
— Toujours pas, non, gronda Braquart.
Amandine reprit la conversation en main :
— J’ai entendu que vous aviez reçu un blâme, veuillez accepter mes excuses.
Braquart éclata :
— Pour vous servir, mademoiselle ! Tiens, vous avez encore attrapé Luz avant nous ? Quelle efficacité, je présume que vous vous rendez à la prison afin de jeter cet aspirant meurtrier à sa place ?
Amandine baissa les yeux.
— Quant à vous, le pet, vous avez attaqué la Garde. Méfiez-vous : dès qu’on aura trouvé comment, on vous mettra la main dessus.
— C’est moi qui vous traitez de pet ?
— Il ne le pense pas, répondit Chapuis, ne lui en tenez pas rigueur, il est sur les nerfs.
— On se demande bien pourquoi ! Peut-être parce que nous sommes encore envoyés sur les roses pendant les nobles, comme d’habitude, s’en tirent bien. Des citadins ont été envoyés à la Tour pour moins que ça. Vous avez traversé la prison, monsieur de Luz : vous vous êtes demandé une seule seconde qui étaient vos voisins ? De qui ils étaient les pères, les fils, les frères, les amis ? Et vous êtes parti jouer au martyr auprès du Grand Maître. Vous n’avez donc aucune pudeur ?
— Lieutenant, si c’est ce qui vous inquiète, apprenez que je ne m’en tire pas à si bon compte : le Grand Maître m’a banni de la Tour et je me rends en Ville.
— Vous vous rendez en Ville ! Elle est bien bonne, celle-là. C’est une punition, maintenant ? Parce que j’y ai des amis, une femme et trois enfants, en Ville !
— Et un petit-fils, rappela Amandine.
— Oh, taisez-vous !
Amandine de Sarh releva la tête, le sourcil haussé.
— Lieutenant. Vous pouvez exprimer votre colère comme vous le voulez. Vous pouvez à loisir me rappeler mes manquements à ma maison. Mais ce que vous ne pouvez légalement pas faire, c’est me donner un ordre. Partons, Nathanaël.
Ils gagnèrent l’élévateur. Faute de place suffisante à l’intérieur, Angeline dut attendre que la cabine descende et la suivit dans le long puits où elle circulait.
*
Ada Rousseau-Stiegsen faisait ses comptes sur son bureau. Ils ne tombaient pas comme elle aurait voulu. Elle se renversa en arrière sur sa chaise et soupira. Son époux arriva derrière elle, consulta son cahier, lui embrassa le front et lui dit :
— Je ne connais pas beaucoup d’hommes qui peuvent se vanter d’avoir une femme qui ne leur coûte que cinq deniers.
Elle lui envoya une chiquenaude.
— J’avais promis que tu n’aurais rien à dépenser à cause de la pension mais je n’y arrive pas. Faute de locataires supplémentaires, il faudrait que je congédie madame Herlier et que je la remplace mais tu sais que je ne le peux pas.
Son regard tomba sur l’assiette de biscuits sur son bureau. Grave erreur : elle dut fermer les yeux pour calmer sa nausée. Sven l’escamota.
— Chérie. Ces temps derniers je ne paie que mes vêtements, la moitié des dépenses d’Olivia et la moitié de nos dépenses communes. Si on fait les comptes je coûte sans doute plus à la pension que l’inverse. Cinq deniers, ça ne vaut pas la peine de te rendre malade.
Ada posa ses binocles et son crayon et se retourna vers Sven, contrariée.
— Je n’y peux rien : ça m’embête. Je ne dégage pas de bénéfice et si nous subissons un imprévu c’est encore ton salaire qui devra couvrir. Je n’aime pas ça du tout.
Il la prit dans ses bras. Elle tâcha de garder contenance. Il lui était bien trop facile de s’abandonner dans sa chaleur. Il s’enquit :
— Ce n’est pas la seule chose qui te tracasse, je me trompe ?
Elle soupira. Elle espérait que la recherche de la maison Virive ne prendrait pas trop de temps, que Casiel de Sarh ne convaincrait pas la Dame des Archives de renoncer à son enquête, que rien d’autre n’irait de travers. L’objectif de leur coup d’éclat à la Tour, c’était de trouver enfin une solution à leurs problèmes : ça n’aurait pas dû l’angoisser ainsi, s’ajouter à la pile.
Charlotte toqua et entra dans le bureau, l’air ennuyée.
— Isidore m’envoie vous dire qu’il y a une paire de gens bizarres à la porte et qu’il a du mal à les refouler.
Les époux savaient à qui la requête s’adressait, entre le grand homme et la petite femme ; Ada retroussa ses manches et descendit les marches deux à deux.
Isidore se tenait en travers de la porte d’entrée, résolu à ne pas laisser passer les intrus.
— Je vous dis que madame ne vous recevra pas ! Vous ne savez même pas qui vous venez chercher et vous croyez mettre un seul orteil sur le seuil ? Mais barrez-vous !
— Écoutez, mon brave, je pensais savoir ce que je faisais avant que vous ne m’annonciez que cet établissement est une pension de famille. Je suppose que la femme en question pourrait être n’importe laquelle de vos locataires.
La voix sonnait masculine, claire et beaucoup trop décontractée pour quelqu’un qu’Isidore refoulait du bout de son balai. Ada tapota l’épaule de son employé : il s’écarta.
Devant elle, un homme maigre et mal coiffé qui lui semblait vaguement familier. À ses côtés, une femme avec laquelle elle avait des comptes à régler.
— Qu’est-ce que vous fabriquez chez moi, mademoiselle de Sarh ?
La demoiselle se rengorgea.
— J’ignorais qu’il s’agissait de votre domicile, citoyenne. Bonjour déjà, et que me vaut l’animosité ?
— Vous avez insulté ma fille.
Amandine de Sarh écarquilla les yeux.
— Je ne… Ah, si, je vois à quelle occasion.
— Est-ce que vous êtes venue lui présenter des excuses ?
— Pas vraiment, votre fille me faisait chanter.
— Elle a neuf ans. « Manipulatrice » ? Est-ce que c’est un mot à jeter au visage d’une enfant ? Ne posez pas un pied chez moi.
La demoiselle leva haut le menton.
— D’accord ; après tout, je ne suis qu’accompagnatrice. Nat, voici Ada Rousseau-Stiegsen, avec un tiret ; citadine, je vous présente monsieur Nathanaël de Luz. Au revoir, et bon courage.
Resta l’homme vaguement familier, abasourdi par l’échange. Ada lui lança :
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Il parut reprendre ses esprits.
— J’ai été envoyé par un gentilhomme anonyme qui m’a donné votre adresse en me demandant de protéger une femme, dont il n’a pas jugé utile de préciser le nom, d’un danger qui la menacerait.
Ada s’accorda trois minutes pour déterminer s’il s’agissait du mensonge le plus ridicule de l’année ou d’une réalité plus complexe.
— Ce gentilhomme, vous ne le connaissez pas ? Vous ne l’avez pas vu ? Comment vous a-t-il contacté ?
— Il m’a fait passer un billet.
— Est-ce que je peux le voir ?
— Je l’ai brûlé.
Elle retrancha une minute trente de sa patience.
— En y repensant ce n’était pas mon idée la plus brillante. Oh ! Si cela peut aider, il m’a également transmis cette babiole !
Le nouveau venu tira de sa poche un genre de demi-pièce dorée ; Ada la lui arracha du bout des doigts.
Un motif de feuille courait sur son pourtour. De la taille de la moitié d’un louis, l’objet n’en avait pas la tranche ; il s’agissait plutôt d’un médaillon brisé en deux. Sur son autre face, quelques lettres : elle lut « Ada ». Un dernier signe, coupé par la cassure du bijou, aurait pu être un m, un n, autre chose encore.
Sans en être certaine, elle trouvait trop de ressemblance entre cette babiole et une autre pour que l’objet entre ses mains ne soit pas la moitié d’un pendentif appartenant à sa mère adoptive. Que disaient les inscriptions sur le deuxième morceau ? Impossible de s’en rappeler. Il lui faudrait le vérifier à sa prochaine visite. Elle referma la main sur la pièce à conviction, puis la glissa dans la poche de son tablier.
Message reçu. Que faire du messager ?
— Monsieur de Luz, je suis, en effet, en danger. Ça n’implique pas que vous puissiez apporter quoi que ce soit à ma protection. Ne restons pas dans le courant d’air, suivez-moi.
Elle se retourna. Une autre voix perça :
— À propos, est-ce que je peux entrer ?
Ada se figea sur place.
— Vous ? Mais qu’est-ce que vous fabriquez là ?
— J’ai suivi Nathanaël. La conversation m’intéresse, est-ce que je peux venir ?
Ada estima le volume du sylphe à partir de ses souvenirs de leur rencontre. Il ne rentrait pas dans son bureau.
— Non. Patientez dans le jardin, ne causez pas de raffut, faites-moi signe quand j’aurai le temps de vous demander ce qu’est votre problème.
— … Pourquoi le jardin ?
— Je ne vais quand même pas vous laisser à la rue. Filez !
La question résolue, elle enchaîna la suite du dossier.
*
Nathanaël de Luz saisit la rampe de l’escalier à pleine main et foudroya les marches du regard. Désireux de ne pas présenter plus de faiblesse qu’il n’en exsudait déjà par tous les pores, il vainquit le sommet.
Le bureau de la citadine se plaquait contre le mur sous la fenêtre d’une petite pièce biscornue à la forme d’un rectangle dont une partie aurait été mangée par la cage d’escalier. Faute de pouvoir se placer de part et d’autre de la table, Ada et lui s’assirent sur deux chaises. Quelqu’un qui serait entré par hasard aurait pu se tromper sur qui était l’hôtesse et qui était l’invité, ce qui ne faisait pas très sérieux. Nathanaël garda ce commentaire pour lui mais n’en pensa pas moins.
La citadine attaqua l’entretien.
— En quoi est-ce que vous vous estimez capable de m’aider, monsieur de Luz ?
— Je n’en sais rien mais j’ai hâte de le découvrir.
— Quelle est la spécialité de votre maison, déjà ?
— Nous nous chargeons du développement et de la maintenance du générateur auxiliaire, un équipement destiné à pallier aux limites du système d’approvisionnement en énergie de la Tour.
— Hum-hum, aucun rapport avec la protection rapprochée.
— Nous avons également des connaissances dans le domaine des phénomènes physiques, notamment si nous pouvons les exploiter au sein de machines…
— Pourquoi vous ? Qui vous a mandaté ? Pourquoi avez-vous accepté ?
Nathanaël hésita. Il ne comptait pas mentir et n’avait pas préparé d’histoire mais, mis face à la question, il réalisait la honte qu’il éprouvait encore pour sa réponse. Il se recomposa.
— On m’a fait une promesse assortie d’une menace. Je suppose que je me trouve devant vous parce que j’étais l’homme le plus facile à faire chanter de la Tour éternelle.
Le visage de son hôtesse pâlit.
— Vous êtes le fugitif dangereux.
— Pardon ?
— Je vous avais oublié. Vous m’avez ouvert une porte à la figure, hier.
La mémoire de Nathanaël se remit en marche.
— Vous ! Dans l’escalier !
— Exact !
— J’allais remonter !
— Je descendais.
— Le monde est d’une petitesse.
— C’est merveilleux : trinquons.
De sous son bureau, la citadine tira une bouteille à l’étiquette indéchiffrable et deux verres minuscules. Nathanaël s’inquiéta d’un sens de la fête si prononcé.
— À quoi buvons-nous exactement ?
— Oh, à rien de particulier. J’ai du mal à vous croire : je vous propose de nous saouler ensemble à la Ténébreuse histoire que l’alcool désinfecte les mensonges éventuels et laisse apparaître la vérité nue.
Voilà qui paraissait déjà beaucoup plus sensé : Nathanaël accepta de bon cœur. Il trinqua aux petites affaires des autres qui, si tout se déroulait comme prévu, le rapprocheraient de sa victoire. Puis, la tête basculée en arrière, il laissa l’alcool le brûler vivant.