Antécédemment : Le Grand Maître a, comme promis, ressorti la vidéosurveillance de la soirée où Nathanaël est réputé avoir attenté à la vie de son ennemi ; Nathanaël a conclu de son visionnage que la vidéosurveillance était fausse ; le Grand Maître l'a banni de la Tour éternelle pour son insolence. La doublure du Grand Maître a profité du chaos pour confier une mission à Nathanaël : faire passer à sa sœur le message qu'il va bien, en échange d'une intercession en sa faveur...
*
Nathanaël de Luz préparait un sac d’habits et d’autres affaires utiles en s’efforçant de ne pas laisser son bannissement gâcher sa bonne humeur.
Certes, une injustice l’excluait de la Tour éternelle, sa demeure depuis toujours et à jamais ; mais il n’avait pas pris de vacances depuis sa nomination comme maître de maison et elles lui feraient le plus grand bien. Amandine et Abigaël déroulaient sur son lit une carte de l’île et cherchaient la commune de Puentazul. Une brise leva un coin du papier.
— Je l’ai vue, cherchez de ce côté.
Abigaël mit enfin le doigt dessus : d’un trait de crayon, il traça un segment de droite entre sa position et celle du Lac aux Nobles. Amandine résuma :
— Un jour de voiture depuis les gîtes ! Nous pourrions prévoir trois jours réservés à ta commission et passer le reste du temps à profiter de l’eau et du bois. Si ce vieux bonhomme mystérieux tient sa promesse, tu pourrais même trouver le séjour trop court.
Nathanaël sourit à cette idée si saugrenue. Alors que le Grand Maître souhaitait lui donner une leçon, il faisait l’école buissonnière : la fin de ses ennuis lui paraissait si proche qu’il réfléchissait déjà à agir contre Gabriel d’Ascley une fois sa légitimité retrouvée.
Trois coups toquèrent à la porte de la chambre.
— Oui ?
Un de leurs domestiques entra, un billet dans sa main.
— Monseigneur, mademoiselle, monsieur, on vient de me remettre ceci pour monsieur.
Nathanaël prit le papier et le déplia. Un morceau de métal doré, de la forme d’un demi-rond irrégulier, en tomba ; des lettres y étaient gravées, mais le message attira davantage son œil.
« Monsieur de Luz, je détiens des informations concernant le crime dont on vous accuse. Je vous les remettrai pour que vous puissiez établir votre innocence, si vous me rendez un service. »
— Qu’est-ce que tu lis ? C’est blanc.
Nathanaël sursauta.
— Que veux-tu dire ? Il y a pourtant…
« Vous seul pouvez voir mes mots. Moi seul peux les modifier. »
Nathanaël blêmit. Il avait beau sonder le billet de toute sa perception Illusoire, il ne trouvait pas qui maîtrisait l’Illusion qui se jouait dessus : son émetteur devait être plus puissant que lui. Il rangea la babiole dorée dans sa poche pour ne pas l’égarer et poursuivit sa lecture à voix haute, histoire de mettre tout le monde dans la boucle.
« Rendez-vous en Ville, chez une femme qui court un grave danger. Protégez-la, et vous serez récompensé. Ignorez ma demande, et n’espérez plus revoir l’intérieur de la Tour. »
Nathanaël héla son domestique :
— De qui vient cette lettre ?
— Je l’ignore, monsieur. Je la tiens d’un collègue qui n’en savait pas plus.
« L’adresse est au 35, rue des Alouettes, au sud-ouest de la Ville. Faites vite. »
Nathanaël recopia l’indication puis froissa le message et y mit le feu dans son cendrier, agacé par son invasion.
— Tout de suite, tu lui déclares la guerre ? rit Abi.
— Oh, quelqu’un qui prend tant de précautions pour ne pas être retrouvé ne pourra qu’apprécier l’attention. Que faire de cela ? Ouvrir un service postal, au point où j’en suis ?
— Il te menace.
— Certes, mais admettons que j’obéisse au caprice de cet inconnu mystérieux et à la demande de la doublure du Grand Maître. Je me trouverais dans une position avantageuse pour réclamer un retour à la normale. Quitte à réparer mes erreurs, autant aller au bout des choses et te libérer de la contrainte.
Dans le dos d’Abigaël, Amandine pâlit. Nathanaël enfonça son pied dans le plat et déclara :
— J’ai été piégé. Je ne comprends pas encore comment mais, en tout cas, je n’ai pas été assez malin pour nous protéger. Vos fiançailles ont été brisées par ma faute. Je vous jure, sur notre amitié, que je reprendrai ma place et que je célébrerai votre mariage.
Abigaël détourna le regard.
— De quoi te mêles-tu ? Tu ne nous as pas vus depuis six mois. Nous…
Amandine posa sa main sur son épaule. Abi se retourna. Elle le fixait, les yeux brillants.
— J’ai dit des choses terribles. J’étais en colère. Je regrette. Peux-tu me pardonner ?
Abigaël retint son souffle. Elle poursuivit :
— Je t’aime toujours. Je veux toujours te prendre pour époux et porter nos enfants. Mais c’est vrai, tant de choses se sont mises entre nous. Toi, que veux-tu ?
Pour toute réponse, il l’embrassa à pleine bouche. Nathanaël regarda ailleurs. Abigaël et Amandine tombèrent sur son lit, en plein sur la carte de l’île.
— Un peu de tenue, peut-être ? réclama Nat.
Abigaël et Amandine se relevèrent, marmonnèrent une excuse et quittèrent la pièce.
— Qu’est-ce qui leur prend ? Nous étions en pleine préparation.
— Oh, mon inhumain ami, toi qui as gobé un dictionnaire, révise la définition des mots « amant » et « passion » et débrouille-toi avec.
Le courant d’air vira.
— Ah. D’accord. Dégoûtant.
— Par ailleurs, je ne le t’ai pas demandé : as-tu des projets, très cher ? Je n’ai jamais été si hors de danger depuis notre rencontre. Merci pour ton serment, mais a-t-il encore une raison d’être ?
Angeline laissa flotter le silence.
— Je suis attaché à toi.
— Oh, comme c’est charmant.
— Et à rien d’autre. Mon existence est vide.
— C’est moins charmant. En ce qui me concerne, tu es mon ami et le bienvenu dans cette aventure.
— Tant que je n’agresse plus personne en ton nom.
— Tant que tu n’agresses plus personne en mon nom, de toute évidence.
Nathanaël lança un regard à la carte froissée sur le lit.
— Toi qui vois vite, tu ne repères pas la rue des Alouettes, par hasard ?
— C’est une carte de l’île, pas de la Ville : elle n’y est qu’une tache grise, les rues ne sont pas indiquées.
— Mortesélène. Nous allons devoir en quémander une autre à Abi, dès qu’il aura fini.
Nathanaël fouilla les tiroirs de sa table de chevet. Il y retrouva un étui à cigarettes à demi rempli. Amusant ; maintenant qu’il se posait la question, il n’avait pas ressenti d’envie de fumer depuis sa sortie de prison. Il tira l’une des minces tiges brunes de l’étui et l’alluma de son briquet. L’amertume poussiéreuse du tabac lui anesthésia la bouche. Hélas, trop vieilles et trop sèches, les cigarettes ne valaient plus rien.
— De la fumée ? Veux-tu ma mort, Nat ?
Nathanaël, à regret, écrasa son très grand mégot dans son cendrier.
— Pardonne ma question, mais comment peux-tu être si fort et si fragile à la fois ?
— Beaucoup trop de boucles, pas assez d’espace pour m’écarter du danger, nous avons déjà eu cette discussion, arrête de la remettre sur le tapis ou je te réunis à ton amant.
— Quoi ?
— Le mur. Je te menace de te jeter contre le mur.
— D’accord, mon « amant » ?
— Tu l’embrassais, chez les Ascley.
— Oh, à la fête ! Angeline, j’étais allumé jusqu’aux yeux à cause du buffet, ne cherche pas une logique à ma conduite sous influence.
Nathanaël vida son cendrier par sa fenêtre ; l’altitude lui aspira la peau. Fou comme la peur se cantonnait à une seule partie du corps, n’allumait de panique que sa main. Contrairement à ce que son esprit lui criait, il ne bascula pas et ramena son bras à l’intérieur de la pièce sans accident.
— Assez atermoyé ; allons-y.
Par tact, plutôt que d’aller chercher son cousin dans sa chambre, Nathanaël préféra l’attendre dans son bureau.
Avec le recul, la prise de pouvoir d’Abigaël était évidente. Il avait hérité de leur grand-père un goût pour les menus appareils à l’utilité contestable ; les “gadgets”, pour utiliser un terme argotique. Il en fleurissait les moindres surfaces qu’on lui laissait à disposition. Miroirs d’hypnose, verrous sans clé constitués d’anneaux entrelacés, jouets à vapeur, oiseaux buveurs, statuettes flottant par la vertu de la répulsion magnétique, lampes autonomes de la taille d’un pouce : si c’était artisanal et contrintuitif, Abi s’y intéressait.
Histoire de se rendre utile, Nathanaël lui rangea tout ce bazar dans ses tiroirs et tria ses papiers. Il jeta un œil au carnet de commandes du générateur auxiliaire, puis un autre au livre des comptes où étaient notées les heures des domestiques.
Comme tout cela lui manquait ! La gestion, la maintenance, faire en sorte que les structures dont sa famille et lui dépendaient continuassent de tourner malgré les aléas ; être le soutien des membres de sa maison, et leur intermédiaire pour parler aux autres de la Tour.
Fallait-il mal le connaître pour voir en lui un incendiaire.
Voilà ce qu’il aurait dû répondre au Grand Maître. Il soupira de sa répartie retardataire.
Abigaël entra. Nathanaël ne s’en sentit pas gêné : il avait eu le nez creux et ne s’était pas assis dans le fauteuil réservé au Seigneur de Luz. Il ne se souvenait que trop de sa propre humiliation quand il s’était rendu compte que sa mère l’occupait plus souvent que lui, toutes ces années auparavant.
— Tout va bien ? Que fais-tu ici ?
— As-tu une carte de la Ville dans tes affaires ? Pour ma part, je n’en ai jamais gardé.
— Je me disais que tu en aurais besoin. Voyons voir…
Abigaël fouilla la bibliothèque et en tira un épais volume.
— Voilà ! Cartes citadines, dernière édition.
Ils déplièrent le livre sur le sol. La première carte était une vue entière de la Ville ; seules les plus grandes artères y étaient nommées, faute de place. De grands rectangles dessinés la découpaient, renvoyant aux cartes détaillées des quartiers. Quatre formaient la partie sud-ouest. Ils parcourent l’index des rues de chacune jusqu’à trouver celle des Alouettes. Déterminer un itinéraire depuis la sortie de la Tour fut un autre casse-tête.
Abigaël s’enquit :
— Quand veux-tu partir ?
— Dès que j’aurai fermé mon sac.
— Quoi, si vite ?
— Le Grand Maître n’hésitera pas à mandater la Garde pour m’expulser, j’aime autant quitter la Tour de mon propre chef.
— Mais tout le monde n’est pas à la maison, je crains que tu ne puisses pas saluer Églantine…
— Et pourquoi voudrais-je la saluer ? Elle me boude depuis mon retour, grand bien lui fasse. Je n’ai pas le temps d’attendre qu’elle revienne à la raison : à part elle, tous les membres de la famille m’ont consacré un peu de leur temps. Qu’elle s’étouffe dans sa trahison.
Au visage décomposé d’Abi, Nathanaël comprit que sa cousine se trouvait derrière lui. Il se retourna.
Ses cheveux auburn avaient repoussé depuis le solstice d’hiver. Ils encadraient son visage furibard et retombaient en cascade sur sa poitrine soulevée de rage. Églantine dans tout son sale caractère, seule pourvoyeuse de filles pour la branche féminine de la maison Luz puisqu’Émeline ne participait pas à l’effort, mais qui détestait qu’on la ramenât à ce statut. Elle feula :
— Plutôt que j’arrête de « bouder », pourquoi ne me présentes-tu pas tes excuses ?
— Navré de ne pas t’avoir croisée avant, j’aurais dû mieux chercher.
Elle cogna du poing sur le cadre de la porte. Ses cousins ne sursautèrent pas : la routine.
— Tu n’avais pas assez déshonoré Luz en te faisant emprisonner, il fallait que tu te fasses chasser de la Tour elle-même ! Rien ne t’arrêta donc jamais ? Jusqu’où feras-tu sombrer notre maison pour alimenter ta soif de gloire ?
Nathanaël voulut lui rappeler qu’elle l’avait suivi avec loyauté depuis sa nomination – mais c’était cela le message : elle ne le soutiendrait plus. Il choisit une autre approche.
— Mon combat n’a rien de personnel, Eggie, même si les gens s’y trompent.
— Évidemment ! Rien de ce que fait un maître de maison n’est personnel : il y engage toujours sa famille ! Y compris mes filles et les fils de Judicaël qui n’ont eu aucune voix dans ces histoires et qui subiront l’infamie au sortir de la nurserie. Ce n’est pas parce que ce ne sont pas tes enfants que tu n’as pas le devoir de te préoccuper de leur avenir.
Nathanaël regarda du côté d’Abigaël. Il gardait la tête baissée, le rouge envahissait ses joues. C’était l’idée d’Églantine alors, et elle aurait bien pu réussir à le convaincre : sauver la maison en l’en bannissant, les extirper de sa disgrâce, espérer que le tumulte se résorbât et que les enfants de Luz en fussent vite libérés.
Pour une femme qui n’aimait pas l’étiquette de mère, son discours était bien parental. Et elle en oubliait un point : la cause de tout. Le danger représenté par Ascley.
— Que veux-tu comme avenir ? Celui où nous faisons profil bas, où ta Martine se détruit au Rêve Blanc et ta Gabine vit dans la Grande Paix parce que personne ne s’y est opposé ?
— Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Bien sûr que la cause est juste, Nathanaël : quelqu’un prendra ta place.
— Et si sa famille craint le scandale autant que toi, il y en aura d’autres pour l’empêcher de le faire !
Églantine pinça les lèvres et supplia Abigaël :
— Il est encore temps. S’il-te-plaît, Abi.
La réponse fusa :
— Non. Je suis déjà le pantin du conseil, je ne serai pas le tien. Nous sommes libérés de ses actions puisque je suis notre Seigneur. Tu peux disposer. Merci de quitter mon bureau.
Églantine traîna juste assez longtemps pour que cela ne comptât pas comme de l’insubordination manifeste, puis déguerpit. Nathanaël hésita à se plaindre que son cousin eût envisagé de le bannir ; il y renonça et reprit le fil de leur conversation.
— Je crois que nous en avons fini. Je vais boucler mon sac, merci pour ton aide.
— Un détail, tout de même : il faudra que tu te loges et que tu te nourrisses.
— Certes.
— Je te prépare une bourse correspondant à ta part dans la maison. J’ignore si cette somme te suffira à vivre convenablement hors de la Tour, renseigne-toi et préviens-moi en cas de problème. Je te la fais parvenir au plus vite à l’adresse de cette personne chez qui on t’envoie.
— N’as-tu pas moyen de me faire une avance ?
— Si, je peux t’embaucher comme domestique, te signer un chèque et t’envoyer l’encaisser au Trésor. Je doute que cette solution te satisfasse.
Nathanaël le reconnut et s’en alla terminer ses affaires.