Les marches s’étendaient, innombrables et absolues. Soit du bois à la texture de pierre, soit de la pierre couleur de bois, la matière était mal définie. L’horizon s’y découpait en dents de scie. Chaque nouveau pas offrait le même choix : le vide en face, la descente à gauche et à droite. Remonter ne s’envisageait qu’en opérant un demi-tour et les marches n’étaient pas conçues pour le permettre.
Leur prisonnier songeait que le pire des précipices était un escalier. Bien plus terrible que la chute libre : la certitude de heurter les degrés l’un après l’autre, de s’y déchirer toutes les chairs et fracasser tous les os. Les marches n’étaient pas si glissantes mais il sentait l’aspiration du vide en démangeaison dans la plante de ses pieds. Son vertige maladif se moquait de ce que tout le décor fût factice.
Il suivait le fil directeur de l’escalier sans fin. Une coopération à l’imprudence calculée : il possédait la quasi-certitude qu’on ne tenait pas à le tuer ni aucun euphémisme du genre – lui causer « un terrible accident » ou le « faire disparaître » – car c’était tout à fait passé de mode. Cette conviction tenait la peur à distance.
Une marche, une autre marche, un nouveau palier. L’homme déglutit. Même à l’orée de l’angoisse, il s’efforçait de garder contenance. Il n’appellerait pas à l’aide ; il ne perdrait pas ses moyens. Inutile de leur faire ce plaisir. (Leur ?)
Il imaginait mal ses persécuteurs : leur visage devenait flou, leurs motivations incertaines. Existaient-ils seulement ? Pourquoi pas. Les haïssait-il ? Oh, oui.
En parlant d’existence, il se remémora que les marches n’étaient pas réelles. Il peinait à s’en souvenir. Tout, autour de lui, n’était qu’Illusion : image abusive, pas plus vraie mais bien plus malléable que le monde, conçue par quelqu’un d’autre que lui. Tout mirage fonctionnait selon la logique de son créateur. Il lui suffisait de la déconstruire et la solution se présenterait.
Le vide remporta la partie : il commit un faux pas. Sa cheville se trompa d’angle, sa botte s’en trouva sans appui. Sa mémoire choisit de lui rappeler qu’il ne se trouvait pas dans un escalier géant, mais enfermé en prison : une notion aussi ulcérante que rassurante. La chute ne pouvait pas le blesser. Sa cellule mesurait trois mètres sur trois et il ne s’élevait que de sa propre hauteur, soit pas grand-chose selon les goujats. Qu’il gardât les bras devant lui et il ne se casserait rien. Il appliqua ce plan.
Un violent courant d’air s’engouffra dans ses manches. Il s’en trouva projeté sur le palier et atterrit sur son postérieur.
Stupéfait, il oublia toute idée de progression et s’assit jambes croisées. L’événement méritait de se poser et d’y réfléchir.
Il y avait l’escalier : une Illusion évidente dans sa métaphore de la chute au ralenti. Le dénivelé n’existait pas, son impression de descendre provenait de la décision de son esprit que son sens visuel était plus fiable que les autres.
Rien dans cette Illusion ne suggérait des rafales de vent. Pas de feuilles dansant sur les marches, pas de poussière soulevée, rien. Pourquoi se prenait-il à l’imaginer ? S’agissait-il plutôt de l’indice d’une présence ? D’un compagnon de cellule ?
— Eh oh ?
Pas de réponse.
— Bonjour !
Mal à la mâchoire, soudain. Il serra les dents, toussa une ou deux fois. Sa gorge cuisait, sèche, et sa voix sonnait altérée. Longtemps qu’il ne s’était pas prêté à l’exercice.
— Je m’appelle…
Une seconde de mémoire confuse, qui lui rendit la réponse avant qu’il ne s’en inquiétât davantage.
— … Nathanaël ! Nathanaël de Luz.
Pas de réponse.
— Si vous m’entendez, signalez-vous !
Et le vent de se déchaîner en rafales. Qu’est-ce qui créait un courant d’air pareil ? L’ouverture conjointe d’une porte et d’une fenêtre de ses neuf mètres carrés de cellule, peut-être. Cela seyait mal à sa fonction de prison.
L’atmosphère s’agitait anormalement ; des tourbillons de poussière rêche, invisibles dans l’Illusion qui ne les prenait pas en compte, lui griffaient les mains. Une brise tiède s’engouffra dans son col. Incompréhensible. Il subodora un ventilateur à l’hélice de taille respectable. Dans ce cas, n’aurait-il pas dû entendre vrombir son moteur ?
Une inspiration, une expiration. Le vieil instant de calme forcé. Il devait reprendre le contrôle de ses pensées, élucider ce problème. Revenir aux bases.
Illusionnisme, leçon un pour débutant petit ou grand : tout mirage n’exerçait son emprise que sur la vue. Aucun autre sens ne pouvait être manœuvré. L’esprit calquait tout seul une trame de sensations imaginées sur la vision imposée plutôt que d’accepter l’incohérence de ses perceptions.
Nathanaël, fierté de la maison Luz – du moins, avant toute cette affaire de prison – se demanda si on se payait sa tête. Un si joli zéphyr au fond de sa cellule ? Si on ne le manipulait pas exprès, alors…
L’Illusion était une chose, la folie en était une autre. Il assistait peut-être à son propre abandon. La fragile barque de son esprit voguait-elle déjà sur les eaux du délire psychotique ? Tel un mauvais voyage au pays de l’ergot de seigle, mais sans drogue. Ni nausées. Ni taches colorées. Aucun point commun, en fin de compte.
Il jeta un regard au sol qui s’enfonçait toujours plus profond, marche après marche, degré après degré, palier après palier, plus bas et plus bas encore… et s’en agaça.
— Cet escalier nous nargue. Toujours là, l’ami ?
Les yeux mi-clos, il poursuivit :
— Soit, fini de jouer. La réalité, s’il-vous-plaît ! Les murs sont proches, le sol plat, légèrement froid. Peu ou pas de lumière et guère flatteuse au teint. Le mobilier constitue une insulte au bon goût, n’évoquons pas la literie. Alors, y venons-nous ?
Sous ses mots provocateurs se cachait son propre sens Illusoire. Il s’agissait de chasser l’Illusion forcée derrière ses yeux, de les rendre de nouveau disponibles pour contempler la vérité. Les apparences se troublèrent, indécises. Les bourrasques se déchaînèrent. Les marches revenaient sans cesse, élastiques ; la volonté de Nathanaël ne trouvait pas de prise définitive.
Prendre le contrôle du mirage d’autrui était un des premiers exercices donnés aux enfants. Nathanaël comptait à l’époque parmi les moins mauvais élèves, et depuis parmi les professeurs les plus doués. L’idée d’avoir perdu la main l’irritait, et le fit persévérer sans réfléchir.
Il en oubliait la deuxième leçon pour débutant petit ou grand : une bonne Illusion était désirable. Il ne souhaitait pas vraiment retrouver sa cellule ; même la logique trouvait plus intelligent de laisser le tissu de mensonges recouvrir la réalité. Pas comme s’il pouvait s’évader de toute façon, alors pourquoi exiger l’inconfort ? Il ne luttait pas contre le mirage, mais contre lui-même. Il ne ressortait jamais victorieux de ce combat-là.
Peut-être pouvait-il échanger l’escalier pour un endroit plus agréable.
Quand il rouvrit les yeux, un oiseau fendait le ciel vers la surface d’une onde verte. Il y plongea sans bruit et en ressortit le bec plein. Nathanaël considéra ses alentours au titre d’un contrôle qualité. Il se situait sur la rive de la petite île du lac de plaisance ; il distinguait au loin les cabanes destinées à l’hébergement des vacanciers. Une barque gîtait sur l’eau. L’Illusionniste relâcha sa prise sur l’Illusion et se tint prêt.
Ses modifications perdurèrent, ce qui lui enseigna deux choses : primo, qu’il luttait contre une machine et non un esprit humain ; secundo, que la priorité de cette machine était la persistance d’un mirage, peu importait lequel, tant pis si le scénario proposé passait à la trappe.
Le vent se leva de nouveau. Il s’intégrait mieux dans ce décor extérieur, mais il demeurait impossible : il cognait Nathanaël aussi dur qu’une gifle. Si compagnon de cellule il dénonçait, à quoi s’occupait celui-ci ? À lui souffler dessus ?
— Vous voyez, l’ami : Illusion, rien de plus. Ce que vous pouvez voir – ce que vous croyez voir – n’a pas d’existence. C’est du vide. Du vent !
— Nnnnnnnnnnnn
Nathanaël sursauta. Après le toucher, l’ouïe décidait de s’y mettre. Irrécupérable, sa petite barque perdue sur les eaux de la folie. Enfin, quitte à perdre la raison, autant étudier le phénomène. La voix imaginaire, profonde et d’un timbre qui évoquait le féminin, sortait de nulle part en particulier et peinait à articuler.
— N’inssss
— Oui, j’écoute ?
— N’insuuuulte paaaas
— Vous allez y arriver, je crois en vous.
— le vvvvent.
Nathanaël récapitula :
— « N’insulte pas le vent » ?
— Ouiiiiii.
— C’est un conseil sérieux ?
Les bourrasques s’amplifièrent. Ses vêtements claquèrent sur sa peau. L’herbe ploya, son inconscient ajoutant ce détail à l’Illusion de l’île pour lui.
— Ouiii. Très sérieux.
— Où vous cachez-vous ? Ne voulez-vous pas vous montrer ? Et… comment vous y prenez-vous, pour le vent ?
L’autre réfléchit une poignée de secondes.
— Je ne me cache pas…
Les hésitations dans l’inflexion de l’inconnue s’atténuaient au fil de l’exercice. Comme il avait lui-même eu du mal à tirer les sons qu’il souhaitait de sa gorge, Nathanaël préféra s’épargner tout commentaire.
— Je ne peux pas me montrer…
Nathanaël fouilla tout de même les alentours du regard. Rien à gauche, ni à droite, ni derrière. Les buissons ? Non plus. Il avait pourtant déployé le genre d’Illusions qui intégrait les personnes présentes au lieu de les dissimuler. Ou se drapait-elle dans sa propre Illusion ? Non, elle ne pouvait pas appartenir à la noblesse : il aurait senti sa présence.
— Je suis le vent.
— Littéralement ?
— Oui.
— Ah !
hiiii c'est mirage ! 💖
Trop cool !