Antécédemment : Nathanaël de Luz, Ada Rousseau-Stiegsen et Angeline le sylphe, au sommet de la Tour éternelle… Vous savez quoi ? C’est le tout dernier chapitre. Vous n’avez pas besoin d’un résumé des épisodes précédents pour le tout dernier chapitre, si ?
Le valet s’en était allé puis revenu, fort d’avoir rencontré les messagers eux-mêmes envoyés rencontrer qui de droit ; il formait ainsi le premier maillon d’une chaîne d’esprits à nouer ensemble. Nathanaël de Luz tâcha de considérer l’homme avant l’outil. Puis, honteux de tromper ainsi ses deux amants, considéra la personne avant l’homme.
— Avez-vous un nom ?
— Comme la plupart des gens, Monseigneur.
— Cela vous faciliterait-il la tâche que je le connaisse ?
Pinçant ses lèvres, puis ne parvenant pas à retenir son sourire, le domestique avoua :
— Je ne connais pas le vôtre.
L’homme se justifia :
— Je travaille à la Tour depuis peu, j’ai eu un revers de fortune–
— Nathanaël. Enchanté.
— Jérôme.
— Êtes-vous prêt, Jérôme ?
— On va dire que oui.
Les deux mains sous son menton, l’Illusionniste utilisa l’autre comme antenne.
À mesure qu’il joignait divers officiels de la Sudropée en une seule et même conférence, Nathanaël s’interrogeait.
Quelle quantité d’arrogance fallait-il entretenir pour s’estimer légitime à accomplir une telle tâche ? À déclarer l’arrêt des activités ordinaires, à contraindre quelques quatre mille personnes à l’écouter parler fin du monde, intervention divine et destinée commune ?
Il espéra que la réponse était « exactement sa quantité d’arrogance et pas une miette de plus ».
Les nerfs joints, l’ébahissement des néophytes du partage d’esprit bu, il se rendit toutefois compte que l’architecture de la Tour éternelle ne lui avait jamais permis de s’adresser à autant de personnes à la fois ; de quoi attraper le trac.
Ada lui tapota sur l’épaule en pensée. Citadine, elle maîtrisait le concept de foule. Il lui céda volontiers l’estrade.
— Nos messagers vous ont déjà exposé le problème. L’accord temporaire qui a créé la Tour éternelle pour nous soustraire à la noblesse n’est plus ; on attend de nous tous une décision en conséquence.
« Ayant écarté la possibilité de laisser les événements se dérouler selon leur cours naturel, puisqu’une telle inertie offrirait le peuple en proie à ses bourreaux comme à l’époque des castels ; ayant écarté également celle de couper la tête à toute personne dont l’esprit en déborde, un tel étalage de cruauté étant désapprouvé par notre bienfaitrice ; demeurent deux solutions.
« La première propose d’anéantir toute possibilité de ce partage d’esprits dont vous faites actuellement l’expérience ; elle a le mérite de la simplicité et le défaut du gâchis d’opportunité.
« La seconde ambitionne de conférer à tout habitant de ce pays une aptitude limitée à ces talents, tempérant celle des nobles au même niveau ; toutefois, elle aurait besoin d’être mieux définie pour nous être accordée.
« Les deux conduisent au même point : la salvation de tous dans une égalité de fait.
« Comment choisir entre rien pour personne ou quelque chose pour tout le monde ? En demandant à chacun ; c’est pourquoi nous comptons sur vous pour faire connaître à vos administrés la prise de décision en cours, recueillir leur opinion sur la question, et nous la transmettre.
« Notez qu’il ne s’agit pas d’un simple plébiscite : comme évoqué antécédemment, la seconde solution implique toutes sortes de petits ajustements sur lesquels nous souhaitons que chaque sudropéen et sudropéenne se prononce.
« Avez-vous des questions ?
Nathanaël tâcha de ne pas trop laisser baver sa fierté sur la conférence : il ignorait sa cousine et protégée si apte à la prise de parole publique.
Il sentit un esprit extérieur taper à la lisière de sa conscience. Incertain de ses intentions, il lui laissa le passage. Phéline de Thalas, Dame de la maison du même nom, se déploya telle une créature marine, vaste et tentaculaire. Sa pensée tonna parmi la conférence :
« J’avais une question, oui : de quel droit voleriez-vous notre héritage ? De quel droit le dilapideriez-vous chez la plèbe ? »
De toute évidence, elle ne s’adressait pas à Ada ; les nerfs fermes, barrière aux membres du peuple sous sa responsabilité, Nathanaël lui répondit :
— Voilà de bien étranges tournures. Feriez-vous un enfant, celui-ci porterait-il vos traits, l’accuseriez-vous de pillage ? Ses premiers mots eussent-ils déjà quitté vos lèvres en d’autres circonstances, le traiteriez-vous de plagieur ? L’auriez-vous prénommé comme le père de quelqu’un, mériterait-il un procès ?
— Que dites-vous là ? gémit la Dame, revenue à un timbre plus humain.
— J’avance l’argument, Phéline, que certaines choses appartiennent à la fois à tout le monde et personne, et que l’activité d’un catoptrisme devrait compter au nombre de ces choses.
— Qu’en feraient-ils ? Ce sont des animaux, Nathanaël ! Ils ne savent même pas Illusionner.
— Définissez « animal ».
— Une créature inférieure à l’être humain véritable ; une entité dont le moindre degré de sophistication dénote une apparition plus précoce que lui parmi les vivants.
— C’est littéralement le contraire qui s’est produit ! Leurs ancêtres ont renoncé à ce à quoi les nôtres se sont accrochés.
— Et à quoi donc, je vous prie ? Dites donc les termes.
— Le comité n’est pas d’accord sur les termes !
L’intruse suivante ne s’annonça pas : elle apparut, si tant fut que le mot convînt. En effet, elle refusait de prendre forme dans la vision partagée. Tout au plus consentit-elle à s’admettre tricéphale. Ses trois bouches ouvertes, elle émit en chorale :
« À vous. À moi. À nous. Le parangon. L’apogée. La cime. »
— Sélène ait pitié, lâcha Ada. Qu’est-ce qui vous est arrivé ?
« L’éloignement. La solitude. Le calme. De quoi étudier la situation. De quoi expérimenter la fonction. De quoi déduire la nécessité. Nous sommes trois. Nous sommes triple. Nous sommes une. Bientôt, vous comprendrez. Bientôt, vous découvrirez. Bientôt, vous saurez. »
Alors, seulement, Nathanaël les reconnut.
— Phéline, elles sont à vous.
— Pardon ? Qui…
La Dame de Thalas scruta l’entité.
— Aubépine ? Honorine ? Octavine ?
« Tous conviennent. Tous résonnent. Tous échouent. »
Trois demoiselles de Thalas, visiteuses du Lac aux Nobles abandonnées à leur sort des semaines durant, offraient un aperçu miniature de ce à quoi l’humanité avait pu ressembler dans sa période unie.
— Que faites-vous là ?
« Une intervention. Une remise en perspective. Un correctif. Partager implique une division de valeur entre entités séparées. Partager implique de prendre à quelqu’un. Partager implique de donner à autrui. Qui est ce « quelqu’un » ? Qui est cet « autrui » ? Qui sont ces « entités séparées » ? Acceptez l’évidence. Embrassez la vérité. Soumettez-vous au réel. Autrefois, nous devînmes Tout. Autrefois, nous fûmes Un. Autrefois, nous tutoyâmes le Ciel. Revenons-y. Répétons l’événement. Réalisons notre destinée de nouveau. C’est tout. C’est fini. Au revoir. »
La triple demoiselle s’en fut. Leur Dame prit le moment de réflexion nécessaire à l’action, puis informa son confrère :
— Je vais les envoyer chercher et les casquer moi-même.
— C’est votre prérogative.
— Ne croyez pas avoir gagné, Nathanaël.
— Loin de moi une idée si saugrenue, Phéline.
Elle s’en fut. La conférence revenue à ses participants légitimes, un conseiller de Gallésie leva une main, certes imaginaire, mais qui n’enviait rien en timidité au vrai monde.
— Risquons-nous le même sort si la réunion se prolonge ?
Nathanaël allait rassurer l’assemblée quand Ada le coupa :
— Oui. Aussi, merci de ne pas pérorer : vous connaissez nos deux options : tenez-nous informés du consensus qui émerge dans votre commune ou quartier, et envoyez-nous les idées ou objections émergentes.
Un Roi routier rectifia :
— Ne sont-elles pas quatre, nos options ?
— Plaît-il ?
— Quelque chose pour tout le monde, rien pour personne, la noblesse reste noble et le peuple reste populaire, et quoi qu’on donne comme nom à la monstruosité de tout à l’heure.
À la grande horreur de Nathanaël, le reste de l’assemblée approuva. Ada le rasséréna, proposa la fin de la réunion, et l’incita à relâcher son emprise sur l’ensemble des participants.
Il rouvrit les yeux, les mains toujours sous le menton de Jérôme. Il le lâcha avec une excuse ; le valet battit des paupières.
— Comment vous sentez-vous ?
— Empli de multitudes. Vous faites quelque chose après ça, Monseigneur ?
— J’ai un amant. Et une amante. Je dois sans doute leur demander leur avis avant. Navré.
Jérôme hocha la tête avec raison.
— Je m’en vais méditer là-dessus.
Nathanaël le regarda s’éloigner. Ada se rappela à son attention :
— Les gens doivent avoir le choix. Nous ne sommes pas là pour le faire à leur place.
— Sinon colère divine, renchérit-il.
— Nous avons bien de la chance qu’elle nous prête la moindre miette de son attention, le tança Ada. Tutoyer le Ciel… Y en a qui ne manquent pas d’air.
De quoi attraper une pensée pour Angeline.
*
Angeline le sylphe observait Angeline la femme avec un mélange de cet intérêt poli qu’il avait eu jadis pour la progénitrice de Nathanaël et de cette amitié nouvelle qu’il promettait aux êtres humains.
Le regard vague, le bras contre le mur pour se stabiliser, elle murmurait des fragments de phrases qu’attrapait le vent.
— Soyez raisonnable… Vous n’aimez pas les abats d’habitude, pourquoi voudriez-vous… Laissez cette petite fille…
— Tout va bien ?
Son regard remettant au point, elle répondit :
— Beaucoup deviennent fous d’attendre que l’avenir se produise. Je m’efforce de les décourager de toute entreprise criminelle.
— Vous couriez partout entre les étages.
— Les nobles ont compris la leçon ; je ne me déplace plus, on me contacte pour obtenir mon autorisation. Je ne l’accorde guère. Oh, excusez-moi.
La plus puissante Illusionniste de la Tour retourna à sa rêverie.
— C’est-à-dire… Oh, Gabi… Penses-tu être le genre de père que ses enfants veulent voir ? Il ne tient qu’à toi de le devenir… Rentre chez nous…
Elle pesta :
— Il s’est caché à ma vue, le vil.
— Gabriel d’Ascley ?
Elle hocha la tête. Quelqu’un d’autre exigea son attention ; elle l’écouta un instant, puis répliqua :
— Non.
Un autre silence, puis elle informa le sylphe :
— Pourriez-vous indiquer à ma nièce de se préparer ? Tel que je le connais, il est fichu de faire le déplacement, et je suis occupée. Posez ce couteau…
— Qui ça ?
Lorsqu’elle le lui dit, Angeline s’exécuta.
*
Ada Rousseau-Stiegsen ne pensait pas se lasser un jour des pique-niques ; cette parenthèse étrange de sa vie, cloîtrée au sommet de la Tour éternelle à espérer changer le monde, était en train de lui en passer le goût. Assis avec elle sur la nappe, Chapuis et Juan jouaient à la belote. Leurs adversaires :
Premièrement, Antonio Morez, la moisson n’ayant plus besoin de ses bras, arrivé la semaine précédente avec sa fille adoptive à la main. Rousseau avait beaucoup crié. Depuis, il allait mieux.
Deuxièmement, le fameux Philippe Chapuis, là depuis trois jours avec une pochette pleine de portraits de son fils adoptif sur lesquels Soledad s’était jetée. Rousseau avait crié davantage. Depuis, il demeurait taiseux : ça usait les cordes vocales, tant d’ingratitude.
Malgré leurs années de complicité au sommet de la Tour, Juan et Chapuis perdaient. Ada en était fort aise.
Du coin de l’œil, elle observait Nathanaël et le Grand Maître schématiser les premières réponses à leur grande question ; de ce qu’elle comprenait, l’un concevait le tracé, l’autre l’Illusionnait pour une meilleure visualisation. Elle ignorait pourquoi le schéma affectait la forme d’un dodécaèdre mais, puisque Salamandre le savait, elle se contenta de lui faire confiance.
« C’est facile » lui répéta-t-il pour l’énième fois. « C’est statistiques mises à jour, objections, remarques– »
Oui oui très bien ; tout ce qu’elle désirait savoir, c’était si sa proposition gagnait.
« Tu t’en doutes, non ? »
Ada échappa un sourire. Elle avait déjà soumis des idées à son conseil de quartier, comme qui que ce soit d’un peu impliqué dans la vie citoyenne ; elle savait qu’elle partait perdante avec une option si mal définie, qui exigeait de renoncer à une existence ordinaire – et la plupart de la Sudropée, éloignée de tout rejeton de la noblesse, coulait encore une existence ordinaire.
L’allocution des demoiselles de Thalas lui avait offert un outil politique d’une efficacité terrifiante : une contre-proposition si radicale qu’elle rendait la sienne raisonnable par contraste.
« Elle recueille tout de même trente parts pour mille des suffrages exprimés. »
— Pardon ?
Son interjection répondant à une conversation dans sa propre tête, elle dut l’expliquer alentour. Soledad, la tête de sa Cassandra sur les genoux, participa :
— Ces gens doivent penser être différemment bâtis. « Ah, plus aucune barrière ne séparera nos esprits, l’individualité en tant que concept disparaîtra ? L’individualité des autres peut-être mais pas la mienne, je sens que je vais tirer mon épingle du jeu, je signe. »
— Mamà, cabells !
La main dans les cheveux de sa fille, elle poursuivit :
— À votre place, je ne m’en ferais pas trop. Trente parts pour mille, c’est ridicule.
Le courant d’air qui suivit annonça le sylphe. Ada espéra jusqu’au bout qu’il ne venait pas interrompre la conversation.
— Votre grand-père arrive.
Elle se figea. Soledad s’en inquiéta ; Ada l’informa :
— De ce que j’ai compris, il est… il a tendance a… enfin… peut-être fait-il partie des trente pour mille, voyez-vous.
— Différemment bâti, opina sa tante. Demandez-lui si c’est dur d’être entouré d’idiots.
— No sóc un idiota, ronchonna Cassandra. Aprenc ràpidament però necessito moltes explicacions.
— Molt bè, filla meva.
Ada se leva, le cœur battant, et se tourna vers la porte. Elle ne l’avait jamais vu. Pas vraiment. Pas présentement. Elle ne connaissait qu’un souvenir de lui dans la force de l’âge.
Il était… septuagénaire, quelque chose comme cela. Son grand-oncle Juan aussi ; mais, si lui était encore capable de tenir le rythme d’une vie d’homme, Samuel d’Ascley offrit le spectacle d’un ralentissement général, d’une mise en pause de la frénésie. Dos courbé de vieux, chevelure rare de vieux, face tachée de vieux. Un œil couvert d’une taie, l’autre non ; l’opération paraissait fraîche, ou peut-être le bleu de ses iris était-il si perçant au naturel. Une canne à la main, il s’efforça de ne pas s’appuyer dessus pour la rejoindre.
— Monsieur d’Ascley, le salua-t-elle.
L’air trahi sur son visage manqua de la contaminer de honte. Elle se cramponna à la réalité qu’elle ne lui devait rien. Il recouvra bientôt le contrôle de son expression et la tança :
— Je t’ai demandé de me rendre mon bien.
Voix éraillée de vieux. Le temps de comprendre ce qu’il voulait, elle sortit les deux moitiés de médaille de sa poche de tablier.
— Ce bijou de famille ?
— Tu aurais pu le faire réparer.
— À mes frais ? Et puis quoi encore ?
— Laisse tomber.
Il le lui prit des mains. Elle prétendit s’en moquer. Comme cette comédie aurait été facile, sans la fin du monde qui dévoilait le jeu de tous. (Antonio posa une dame en annonçant rebelote ; ce qui amenait à la question : comment jouerait-on, si sa proposition l’emportait ?)
— N’as-tu rien à me dire ? s’agaça son grand-père.
— À quel propos ?
— J’ai tant sacrifié pour toi.
Quelque chose en son for intérieur cassa ; Salamandre ne parvint pas à le lui raccommoder à temps.
— Me cacher à mon père, c’était un sacrifice ?
— Il avait d’autres obligations.
— M’arracher des bras de ma mère, c’était un sacrifice ?
— Elle ne voulait pas de toi.
— Mentir à ma tante, c’était un sacrifice ?
— Tu aurais eu une mère, elle aurait eu une fille.
— M’abandonner en Ville, c’était un sacrifice ?
— On ne m’a pas laissé le choix.
— Torturer ma mère adoptive, c’était un sacrifice ?
— Je devais prendre les mesures nécessaires pour te protéger.
— Manipuler mon cousin, c’était un sacrifice ?
— Estime-toi heureuse de l’avoir rencontré.
— Monstre.
Cette insulte-là toucha au but ; il éleva la voix.
— Moi, je t’ai aimée ! Comme aucun de ceux-là n’a su t’aimer ! Tu aurais été mon meilleur enfant ! J’aurais fait de toi la plus grande médecienne de la Tour éternelle ! Je ne t’aurais pas conduite à cette médiocrité !
— Médiocrité ?
Elle l’attrapa par le col et lui désigna cette construction Illusoire que Nathanaël, quoique distrait par la conversation, tenait encore entre ses mains :
— Savez-vous ce que c’est ? C’est un nouveau monde. Savez-vous qui le bâtit ? Tout le pays. Sous la supervision de qui ? D’un certain Nathanaël de Luz et d’une certaine Ada Rousseau-Stiegsen. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ? Qu’est-ce que vous espérez de mieux ? Imbécile. Je connais votre type : quand vos descendants suivent le chemin que vous leur tracez, vous les traitez d’idiots sans volonté ; quand ils s’en écartent, vous les traitez de fous dangereux. M’auriez-vous élevée vous-même, dans le secret de votre chambre, m’auriez-vous façonnée à votre idée du début à la fin, vous n’auriez jamais été que déçu, parce que rien ne satisfait les hommes comme vous. Disparaissez. Je ne veux pas vous voir. Ne m’empoisonnez plus de votre présence. N’approchez pas de mes enfants.
Samuel d’Ascley demeura choqué, dix secondes durant. Elle renchérit :
— Vous êtes sourd, vieil homme ? Allez-vous-en.
Elle crut sentir dans le courant d’air un sylphe qui le poussait vers la sortie et envoya un remerciement en pensée à Angeline.
Enfin, il tourna les talons et partit sans un mot. Elle respira de nouveau.
Chapuis, battant les cartes pour une nouvelle partie, l’interpella :
— Il a fait tout ça pour toi, hein.
— Je ne lui ai rien demandé.
— Tsk. Qui est ingrat, maintenant ?
Ada, forte de sa haine pour lui, n’écouta pas l’argument.
*
Nathanaël de Luz appréciait les méthodes de prise de notes tridimensionnelles que lui enseignait le Grand Maître mais, pour les affaires simples, il usait volontiers d’une bonne vieille liste ; et, pour s’assurer que son esprit de dévoyait pas les entrées de données dans l’Illusion résultante, rien ne valait le bon vieux papier.
Aussi, dans un petit cahier, il décomptait ses heures de veille et de sommeil. Il avait assisté à la dysrégulation totale de Juan Morez et ne comptait pas subir le même sort au départ de l’esprit qui le hantait.
Pour l’heure, il fallait dormir.
Interdiction de travailler en son absence.
« Improductif. »
Il fermait les yeux depuis une minute à peine quand on vint le secouer.
— Eh ! Elle a besoin de vous.
Un discours à la troisième personne sorti de la bouche d’Ada, voilà qui signalait le Salamandre. Il bâilla, accepta, et se servit de leur lien pour la retrouver.
À son arrivée, elle l’entoura de sa présence. Comment un esprit si petit pouvait-il en cacher un si grand ? La logique ne fonctionnait guère. Elle soupira :
— Oh, bien, je n’étais pas sûre d’y arriver.
— Que vous arrive-t-il ?
— À moi, rien ; c’est mon frère.
Nathanaël jeta un regard par-delà ce qu’elle lui cachait.
Ils se trouvaient en Gabriel d’Ascley ; face à eux se tenaient Paloma et Mélaine, main dans la main, l’air revêche. La chair de leur hôte suintait de… manque de sommeil, manque d’eau, manque de sucre dans le sang ; à croire qu’il n’avait vécu que d’un cocktail hasardeux de drogues durant ces dernières semaines. (Quelqu’un l’avait-il prévenu que la grâce de Sélène lui permettait de rester éveillé sans artifice ?)
— Je ne t’ai jamais rien fait de mal. Je ne veux que te connaître. Je ne veux qu’être ton père.
Les doigts entrelacés plus forts, le fils répondit :
— Vous insultez ma mère ; vous maltraitez ma sœur ; vous me harcelez jusqu’à déduire mon adresse ; vous vous introduisez chez moi sans invitation ; vous refusez de partir–
— Tu as besoin de ton père.
— Je n’ai pas de père, c’est trop tard pour vous prendre pour mon père, vous ne me vendez pas bien la notion de père.
Nathanaël de Luz demanda à Ada :
— Et donc ?
Elle lui pointa la fenêtre.
Du coin de l’œil de son oncle et ennemi juré, Nathanaël vit son cousin et meilleur ami. Une paupière fermée, il visait une cible ; une partie de son visage était cachée par un cercle de métal, brillant sur son pourtour et noir en son centre.
Il ne fallait pas être un Illusionniste très brillant pour savoir qu’un cylindre, observé sous un angle précis, ressemblait à un disque. Pour un canon, par exemple, cet angle était celui sous lequel on recevait le boulet directement dans l’œil.
— J’y vais. Ne bougez pas.
Il regagna la Mer. La corona sur le front de son cousin y laissait un trait d’argent ; de quoi augmenter sa puissance à lui ? Diminuer la sienne ? Peu importait. Il toqua à l’entrée :
« Que fais-tu ? »
« Ce que nous avons convenu » répondit Abigaël. « Il le touche, je tire. »
Un silence, puis il reprit :
« Ou s’il l’approche davantage, en effet. Après tout, il y a eu effraction, le crime est déjà là. Nous ne voudrions pas rater la fenêtre. »
« Qui ça, nous ? Il n’y a personne. »
Le temps d’un autre échange, puis :
« Le Seigneur Casiel de Sarh me dit de te dire bonjour, Nathanaël. »
Nathanaël scruta la Mer et n’y trouva aucune trace de l’ami de son ennemi.
« Il précise qu’il a pris l’exemple d’un certain repris de justice et s’est fait taillader l’organe Illusoire par un médecin pour agir plus facilement en ces temps de fin du monde. »
Voilà donc où était passé l’oncle d’Amandine. D’ailleurs, à ce propos :
« Tu collabores avec l’homme qui n’a eu de cesse de t’empêcher d’épouser la femme de ta vie ? »
« Pas besoin d’être dramatique. Puis l’aimais-je ? Ou n’étais-je que son jouet ? Dur à dire, avec le demi-sang. Tu ne sais pas ce que c’est. »
Nathanaël s’en vexa.
« C’est bon, on a compris : pauvre petit chat, manipulé depuis le jour de sa naissance ! »
« N’exagérons rien. Les enfants ne savent pas Illusionner. La manipulation est arrivée plus tard. »
« Et depuis quand nous connaissons-nous, gros malin ? »
Nathanaël perçut l’hésitation ; assez béante pour lui laisser le passage. Il était temps de se parler, enfin.
Abi hésitait encore quand les nourrices l’appelaient ; il ne s’habituait pas à ce qu’on lui donne du « petit monsieur » ou du « monsieur Abigaël ». De fait, en véritable bébé, il s’accrochait au souvenir de ses parents.
Leur sourire, la façon dont Maman soulevait Papa de terre pour le prendre dans ses bras – et comment il réclamait d’être décollé du sol aussi –, le son de leur voix – Maman mettait beaucoup d’EMPHASE, Papa riait continuellement –, cet homme qui ressemblait exactement à Papa et qu’il appelait son frère…
Et, à ce propos, Papa lui avait dit de la nurserie :
— C’est censé être un secret, mais tu as déjà un grand frère là-bas ! T’en souviendras-tu, si tu vois un garçon qui te ressemble ?
Aussi, Abigaël était distrait et absorbait mal les leçons.
Autant dire que dans cette conjoncture, lorsqu’il quitta son rang de petits pour sauter sur un grand, personne ne put l’arrêter.
— Monsieur Nathanaël ! Il ne vous a pas fait mal ? Monsieur Abigaël, lâchez-le tout de suite !
— Mais c’est mon frère, protesta-t-il.
Les nourrices responsables des deux troupes d’enfants échangèrent un regard consterné.
— J’ignorais qu’oncle Ari t’avait parlé de Judicaël, je pensais que tu racontais des bêtises, ricana Nat. Nous avons de ces rebelles dans la famille ! Pas un pour respecter les consignes ; de quoi mettre à mal la cohésion de la nurserie.
— Et je n’ai même pas trouvé le bon garçon. Je te déteste, pesta Abi. Tu n’avais pas le droit de m’imposer cela.
— T’imposer quoi ? Tu y étais ; puis ce n’est même pas mon premier souvenir de toi.
— Que veux-tu dire ?
— Veux-tu voir ?
Nat, rassuré par la main de sa mère sur son dos, collait son oreille contre la robe de l’amoureuse de son oncle. Au début, il n’avait pas voulu l’approcher ; elle le terrifiait, avec son ventre gigantesque. Ses parents avaient cru bon de lui enseigner qu’il faisait cette taille parce qu’il contenait un bébé, ce dont l’enfant savant de l’usage des ventres avait logiquement conclu que la demoiselle se nourrissait d’enfants, et il avait fallu quelques explications supplémentaires pour modérer sa panique.
Puis le ventre le frappa. Un petit coup, plus surprenant que douloureux, tout de même de quoi protester :
— Comment osez-vous !
Il allait se défendre ; sa mère intercepta sa main. Les adultes se présentèrent des excuses les uns aux autres. Ils riaient. Nat ne comprenait pas la plaisanterie. Sans doute devait-il attendre que le bébé sortît pour poursuivre leur combat.
Abigaël effaça le souvenir, ne laissant que leur pensée flotter entre eux. Nathanaël hésita :
— Je t’aime, mon ami, mon cousin, mon presque-frère. Je suis désolé pour le mal que je t’ai fait, même si je ne suis toujours pas sûr de savoir ce que j’ai raté. As-tu entendu parler du consensus en cours ? Les deux propositions favorites résoudraient ton problème. Il n’y aurait plus de demi-sangs, plein-sangs, il n’y aurait que des gens. Amandine t’aime, elle aussi. Elle s’inquiète pour toi. Quoi que tu penses de nous, attends un peu pour le penser. Ensuite, vois si je te reste un ami ou te deviens un ennemi, vois si elle te reste une fiancée ou te devient une étrangère. Le reste de la famille, mortesélène, avec ce qu’elle cachait… je ne saurais te dire si tu dois t’en méfier ou non ; mais Amandine et moi, j’en suis certain, nous ne voulons que ton bien.
— Ou peut-être me manipules-tu encore, conclut Abigaël.
Nathanaël le sentit raffermir sa prise sur son arme à feu. Bon. Il avait dit ce qu’il avait à dire. Il retourna du côté d’Ada, qui le cacha de nouveau en elle.
— Avez-vous essayé de lui parler ? dit-il à propos d’Ascley.
Elle roula des yeux.
— Il ne m’écoute pas. Il s’est persuadé que je suis son ennemie.
— Réessayez.
— Essayez vous-même ; pourquoi croyez-vous que je vous aie mandé ?
Nathanaël s’étrangla :
— Hors de question.
— Et pourquoi pas ? Il fut votre oncle bien avant de savoir qu’il était père. Vous le connaissez. Faites quelque chose.
Elle lui retira sa protection ; et, comme ces choses-là semblaient fonctionner, Gabriel d’Ascley devint conscient de la présence de son neveu à ses côtés.
Nathanaël considéra la situation, sa haine aiguisée.
Gabriel d’Ascley avait tué son père.
Enfin, fourni la drogue qui avait tué son père.
Ou plutôt, reçu l’ordre du Grand Maître d’intégrer à la pharmacopée des drogues particulièrement efficaces pour altérer l’humeur des nobles.
Parmi les altérations de l’humeur des nobles, la résorption de ce sentiment d’injustice, acier blanc au cœur, qu’on obtenait en voyant l’envoyé divin censé aider le pays à survivre à sa révolution faire n’importe quoi suite à sa dispute avec son associé.
Ou, alternativement, en voyant la cousine qui vous avait manipulé pour forcer votre frère jumeau et vous dans son lit n’être punie que d’une paire de claques et félicitée pour le nouvel enfant offert à la maison.
En fin de compte, qui portait la responsabilité dans la mort de Daniel de Luz ? Le Grand Maître ? La tante Mazarine ? L’ancien Seigneur Artuel de Luz ? La Tour éternelle et ses murs immuables ? Le monde entier ? Personne ? Lui-même ? Son fils, pour n’avoir pas su prévenir le désastre, pour avoir échoué à le venger toutes ces années durant ?
Et, surtout, si la réponse n’était pas « Gabriel d’Ascley », qu’avait commis Nathanaël ?
Son oncle le toisait en esprit. Par un caprice de l’hérédité, sa pensée était plus rapide, sinon plus puissante ; Nat était déjà surpris d’avoir pu dérouler une réflexion si longue sans intervention de sa part. Plus beaucoup de marge de manœuvre. Aussi, il se lança :
— Je vous présente mes excuses.
Gabriel chancela.
— Qu’avez-vous dit ?
— Que je vous présentais mes excuses. Pour vous avoir accusé du meurtre de mon père ; pour vous avoir traité d’empoisonneur.
Il sentit les larmes de son hôte poindre et ses yeux piquer ; il refusa de cligner des paupières, de peur qu’elles tombent.
— Et pour rien d’autre, conclut Nathanaël.
L’humidité s’en fut aussi sec.
— Sept ans. Sept ans, Luz, que j’attends de vous l’entendre dire !
— Que voulez-vous ? Je suis un idiot, mes parents m’ont dissimulé la vérité, et cela n’a pas fait tant de mal à votre petit projet de rencontrer des objections. Je ne regrette aucune proposition politique ; je regrette l’injure imméritée. Par ailleurs, vous me droguâtes ; vous me fîtes jeter en prison ; comptez-vous me présenter des excuses un jour ?
Un instant plus tard, Ascley répliqua :
— Non.
Nathanaël tiqua.
— Bon, eh bien, je vous laisse avec votre fils : il a l’air si content de vous voir.
— Oh, fichez-moi la paix.
— Vous ferez attention, mon cousin et Sarh ont une sorte de canon miniature braqué sur votre tête ; vous pourriez finir couvert, en sus de ridicule, de votre propre cervelle.
Ascley jeta un regard aux tireurs embusqués ; il conclut :
— Je refuse de le croire. Un cylindre si petit ne peut contenir qu’un projectile de taille réduite. Qui sait même s’il pénétrerait l’os crânien ?
— Mon vieux, si vous tenez à le tester, nos deux amis seront ravis de vous employer comme cobaye. Au revoir !
Il laissa Ada le cacher de nouveau.
— J’ai fait de mon mieux.
— J’ai vu ça.
Gabriel d’Ascley considéra ce jeune homme face à lui. Tant de ses traits appartenaient à Acha ; ce pli de colère sur la lèvre, notamment. Cette attitude protectrice envers son amie. C’était ainsi qu’elle se comportait envers Adèle ; il s’en souvenait, maintenant ; la leçon qu’elle avait donné à Gabriel sur la certitude, pour une domestique, d’être renvoyée si elle ne cédait pas à ses avances. (Adèle avait dû insister longtemps pour qu’il cessât de s’en vouloir.)
— Tu me hais tant ?
Mélaine serra sa mâchoire. Gabriel baissa les bras.
— Je vous demande pardon à tous deux. Je m’en vais. S’il te prend… l’envie de me connaître. Je n’ai pas choisi de ne pas t’élever. Si tu as besoin de quoi que ce soit… je ferai en sorte que tu saches où me trouver. Je serai là. Pardon. Pardon.
Il tourna les talons et s’en fut par la porte enfoncée de ses gonds.
Nathanaël et Ada retournèrent au sommet de la Tour.
*
De facto, plus personne ne parvenait à lire la structure censée représenter le consensus ; Nathanaël parvenait à peine à l’Illusionner sans omettre de détails.
« Aucune importance » le rassurait son occupant. « Il est pour Elle. »
Ada ne partageait pas cette confiance et avait rempli un cahier, tentant de contrôler la multitude.
— Le comptoir ménaéen ne s’est pas manifesté de nouveau ? s’enquit-elle.
— De ce que j’ai compris, la Ménaée a déjà connu un processus similaire et ils considèrent que leur participation serait de l’ingérence étrangère.
— Ils vivent ici aussi.
— J’ai trouvé à mon interlocuteur une tournure d’esprit étrange ; puis je me posais une question vis-à-vis du Naufrage…
— Laquelle ?
— La Tour éternelle est régulièrement livrée en thé et en café ; d’où viennent-ils ?
— N’aviez-vous pas des réserves ?
— Pas pour quatre-vingt ans, non, quand bien même on imaginerait la noblesse réquisitionner celles du peuple.
— … les ménaéens ont constitué une carte des nouveaux courants marins et rétabli des routes commerciales, n’est-ce pas.
— C’est la seule explication ; quant à la raison pour laquelle ils ont évité de nous en faire part, je crois qu’elle se trouve actuellement dans ma tête.
Le Grand Maître émit une protestation de pure forme. Salamandre ricana. Ada changea de sujet :
— On nous a réclamé que nul ne puisse s’imposer en esprit à autrui, que qui ne souhaite pas participer ne puisse y être contraint, que les enfants, les vieillards, les simples d’esprit soient protégés…
Elle eut un regard pour Cassandra. Des nobles avaient tenté de visiter la fille adoptive Morez ; d’aucuns estimaient que la cervelle d’une idiote ne constituait pas un territoire digne de respect. Nul ne savait ce qu’elle leur avait fait, mais plus personne ne s’y aventurait. L’adolescente, un sourire invincible aux lèvres, refusait toute explication.
Ada poursuivit :
— … la guérison ou du moins une solution pour les épileptiques–
— Bref : de rendre le tout inoffensif.
— Comme vous critiquez !
— Du tout ; je ne vois pas comment il pourrait en être autrement ; j’espère seulement que Sélène y pourvoira, ou nous devrons abandonner votre projet et vous en serez fort triste. Somme toute, pensez-vous que nous ayons oublié quelque chose ?
— Je ne pense pas.
Nathanaël se tourna vers le Ciel.
La Sérénissime Déesse, Bienveillance du Ciel, Autrice des Lunaisons, Ordonnatrice des Marées–
— Il suffit.
— … à qui parlez-vous ?
— Ne vous en souciez pas, Nathanaël de Luz. Avez-vous votre consensus ?
Suivant la consigne du Grand Maître, Nathanaël envoya sa Grande Illusion vers l’émetteur. Sélène l’étudia un instant. Ada crut bon de parler :
— Nous avons une majorité absolue pour ce plan et le reste des votants n’exprime pas de véto pour lui, à condition que toutes les demandes formulées soient respectées. Si c’est trop, nous pouvons nous rabattre sur la destruction des Illusions : la noblesse est contre, mais qui s’en soucie ? Nous–
— Tout va bien, Ada Rousseau-Stiegsen. J’ai terminé de le lire : je l’approuve. Vous avez bien travaillé. Il vous apportera du bonheur. Maintenant, POSEZ CE QUE VOUS AVEZ EN MAIN ET INSTALLEZ-VOUS À L’AISE : VOUS VOUS ENDORMIREZ. JE N’EN AI QUE POUR QUELQUES INSTANTS.
La certitude en tête que tout le pays L’avait entendue, l’ensemble des présents au sommet de la Tour éternelle obéit. Une pensée traversait la Sudropée entière, charriée par la terreur toute naturelle pour les Dieux : que se passait-il si Elle mentait ?
Angeline le sylphe, épargné par le sommeil, La surveilla. Elle prit un instant pour le contempler. Il lança :
— Qu’est-ce que je vous suis, à la fin ?
— Ah ! Vous ne me facilitez pas la tâche, tous les deux ! Vous auriez pu le lui expliquer !
— Je lui ai dit qu’il était merveilleux, répliqua Salamandre.
— Je lui ai dit qu’il était abominable, répondit le Grand Maître.
Sélène soupira :
— Quand Ma Lumière touche quelque chose de suffisamment complexe – dans ton cas, la tempête – il attrape de l’ambition et s’infuse de Ma Divinité.
— Ça fonctionne pour n’importe quel Dieu, ajouta Salamandre.
— Mais le vent n’est pas censé être assez stable pour que le cénète résultant perdure, corrigea le Grand Maître.
Le sylphe y réfléchit.
— Vous vous moquez de moi. « La tempête attrape de l’ambition » ? Qu’est-ce que c’est que cette explication ?
— Elle est très simplifiée. Pour comprendre l’entièreté de ce que tu es, tu devrais user d’un tout autre langage.
— Alors enseignez-le-moi ! Je ne demande que ça !
Sélène étendit Sa Main et ouvrit le sylphe.
Elle lui parla de l’Univers ; de ses lois telles qu’elles furent ; des amendements réalisés par l’humanité. Elle lui parla de la matière ; de l’énergie ; du temps. Elle lui parla de son existence ; de son essence ; de sa substance. Elle lui parla de mille sujets encore, comprimés en un seul Verbe, qui rejoignit la cohorte de ses boucles aériennes.
Angeline revint à lui-même.
— Oh. C’est donc pour ça que les poulies ne fonctionnent pas.
— En effet.
— … mais comment j’explique mon existence à mon amie qui a neuf ans ?
— Dis-lui que je t’ai mis au monde et qu’elle aura affaire à moi si elle proteste.
Le sylphe, inquiet, tempéra :
— Quand même pas. Elle est petite. Je ne vais pas la menacer de châtiment divin.
— À ton choix, mon enfant. Maintenant, avant que je n’oublie :
Angeline frémit. Il s’attendait à ce que la réalité se rebelle davantage ; il se souvenait de ces morceaux de lumière cassée que laissaient le Grand Maître et Salamandre sur leur passage. Rien de la sorte ne se produisit.
Le sommet de la Tour s’emplit d’échos. Le sylphe en absorba l’impact. Toutes ces petites pensées passagères. Tous ces états d’esprit. Aucun ne le contraignait : un net avantage sur ses ancêtres spirituels, destinés à servir les moindres caprices de l’humanité.
Nathanaël et Ada, peut-être aidés par le cénète sous leur peau, se réveillèrent les premiers.
— Je dois vous quitter. Avant cela, une dernière chose.
— Plus qu’une, j’espère, cingla Salamandre.
— Une dernière chose, chacun. Nathanaël de Luz ?
— Oui ?
— Vous donnâtes de votre temps. Vous ne le recouvrirez pas. Que désirez-vous en échange ?
Il resta interdit.
— Je ne sais pas. Puis-je passer mon tour ? Je passe mon tour.
— Vous ne le pouvez pas. Bénédiction générique, alors : quand vous saurez, vous obtiendrez.
— … Merci ?
— Ada Rousseau-Stiegsen. Je dois, hélas, vous confisquer quelque chose.
— La voix, c’est ça ? Ça avait l’air illégal. Pas de souci, je n’ai jamais compris comment elle fonctionnait.
— Que voulez-vous en échange ?
La jeune femme y réfléchit.
— J’ai jadis été accusée de ne rien désirer de plus que mon mari et mes enfants. C’était très insultant, toutefois : oui. J’aimerais vivre heureuse avec mon mari et mes enfants. Sans autres problèmes. Si c’est possible. Votre Resplendissement.
— C’est très raisonnable ! Accordé.
— … c’est-à-dire, « accordé » ? Techniquement, dans les détails ?
— Surprise.
Ada n’osa réclamer davantage, les dents serrées.
— Mon enfant.
À l’intonation, le Grand Maître se sut concerné.
— Je ne te demande pas ce que tu veux : tu t’es donné beaucoup de mal pour échapper au concept de « volonté » et de « soi ». Je te propose donc de réapprendre ce que signifie le verbe être. Reste où tu te trouves ; apprends de ton hôte ; tu sauras quand tu pourras le quitter.
— Excusez-moi, j’ai changé d’avis, je sais ce que je veux–
— Trop tard, Nathanaël de Luz. Ne craignez rien : mon enfant sera sage. Et toi…
Salamandre redressa la tête d’Ada.
— Tu m’as bien causé du souci.
— Tu sais ce que je veux.
— Oui. Et je viens te proposer exactement ce que tu ne m’as pas demandé. Je ne peux pas te tuer ; je peux te proposer plusieurs nouveaux postes et une durée illimitée de vacances, mais qui ne dureront pas pour toujours.
Curieux, le cénète céda :
— J’écoute.
— Le plan serait que je te coupe en morceaux. Chacun de ces morceaux trouverait un emploi différent. Aucun ne serait assez volumineux pour se remémorer qui tu es. En revanche, ils sauront ce qu’ils sont, et pourront désirer se réunir. Je ne les en empêcherai pas ; ils forceraient ainsi ton retour à la conscience et nous devrons recommencer. Voilà ce que je puis t’offrir. Qu’en dis-tu ?
Salamandre s’imagina démembré.
— Bon, ben, tant pis, d’accord, ça fera l’affaire.
— Attendez !
Les yeux humides, Ada supplia :
— Ne faites pas ça. Vous aviez raison. Vous avez gagné. Vous avez défait le Grand Maître. Vous avez sauvé le pays. Pourquoi mourir ? Ça n’a pas de sens.
— Oh, tu t’es attachée ? Fallait pas.
— Restez avec moi. J’ai une maison. J’ai une jolie vie. J’ai une grande famille. J’ai la place pour vous.
— Oh, ma belle… Tu sais comment ça finit, cette histoire. D’ici quelques décennies, dans ton lit, entourée de tes enfants et petits-enfants, les rôles inversés. Tu pourras pas rester, même si je te le demande gentiment : alors laisse-moi partir. Je suis prêt !
Par la volonté de Sélène, Salamandre cessa d’être.
Elle ne gardait aucune trace de son passage ; la Déesse ne l’aurait pas permis. Alors qu’était cette fissure soudaine entre ses côtes ? Cette béance au cœur ? Ce gouffre insondable, creusé encore et encore par tous ses abandons ?
Elle venait de répondre à sa question.
Tout le monde l’abandonnait.
Et le sommet de la Tour de se rappeler à elle ; parents, amis, inconnus ; touchant son esprit autant qu’elle touchait le leur ; affluant vers le sien, emplis de consolation.
Pas tout le monde.
Jamais plus tout le monde.
Salamandre n’était plus ; Ada se tenait droite. Nathanaël la prit dans ses bras.
— C’est la fin, dit-elle par envie soudaine de statuer des évidences.
— C’est vrai. Vous avez une pension à laquelle retourner, avant que votre cousine ne vous assassine.
— Et, vous, une maison à remettre en ordre, je me trompe ?
— J’en ai la migraine d’avance.
— Bon. On se revoit pour le baptême, si je porte cette grossesse à terme.
— Suis-je invité ?
— Nathanaël, après tout ça, à moins que vous ne commettiez une étourderie comme insulter ma mère ou séduire mon mari, vous êtes le parrain.
Il en fut touché au cœur.
— Au revoir ?
— Au revoir.
Le travail étant terminé, tels des journaliers, chacun plia bagage et s’en fut poursuivre sa vie. Angeline demeura.
— Nous reparlerons-nous ? demanda-t-il à Sélène.
— Peut-être. Je dois éteindre cette machine ; elle en demande trop au générateur principal. À la prochaine fois, mon enfant. Je t’aime.
Incertain d’où il se situait sur le sujet, il ne lui renvoya pas son affection.
L’émetteur se tut ; le toit, en revanche, ne se referma pas. Soulagé de ne pas avoir besoin de se glisser sous la porte, le sylphe s’élança vers le ciel.
Bientôt il contempla la Ville jusque dans ses faubourgs. Il s’éleva encore.
La Sudropée dévoila la courbure de sa côte, lentille posée sur l’océan. Angeline absorba ses contours. Le monde s’offrait à lui sans contrainte. Pour la première fois de son existence, il n’était plus prisonnier, serviteur ou fuyard. Que faire ?
Le sylphe se laissa retomber, porté par le vent ; inutile de s’en soucier. Il avait des amis partout.
*
FIN
Mercredi prochain, un mail pour parler de la suite des événements.