Antécédemment : Angeline a appris que son sauveteur Salamandre a pour projet de détruire le monde. Nathanaël, qu'il est possible d'imprimer une Illusion dans l'organe Illusoire de quelqu'un afin de l'obliger à vivre des expériences désagréables ; ayant libéré Félix de ce fardeau, il l'a perdu comme amant...
*
La matinée se calmait. La plupart des pensionnaires partis travailler, madame Herlier s’était rendue au marché et Isidore et Charlotte s’activaient au ménage des chambres. Ada Rousseau-Stiegsen les remplaçait à l’essuyage de la vaisselle, une tâche simple, répétitive et de peu d’efforts, adaptée à une loque comme elle. Elle se morigéna de son auto-dépréciation.
Luz débarqua dans la cuisine la mine boudeuse, s’assit à table et se cacha le visage dans ses mains.
Ada supposa qu’il ne l’avait pas remarquée jusqu’à ce qu’il tourne la tête vers elle et l’apostrophe :
— Avez-vous déjà vu un idiot pareil ? J’arrive ici, je fais une belle rencontre comme je n’en ai pas fait depuis des années, et je la jette dans les bras de quelqu’un d’autre. Ce qui était, dans le contexte, la chose juste à faire, mais contre laquelle le cœur se révolte, ce dont il faut déduire que le cœur est maléfique, ce qui donnerait raison à mes ennemis et je ne sais pas si c’est là le plus terrible mais c’est assez terrible tout de même.
— Monsieur de Luz, pouvez-vous m’expliquer ce qui vous accable, plus lentement ?
Elle écouta le résumé des événements avec une indifférence polie qui tourna à la stupeur. Quand Nathanaël se tut enfin et la dévisagea, Ada se rendit compte qu’elle essuyait la même assiette en boucle depuis trois minutes. Elle se mordit la lèvre et s’efforça de reprendre ses esprits. Comment relancer la conversation ?
— Monsieur, sauf erreur de ma part, vous ne savez pas ce que veut Félix. Vous paraissez prendre très au sérieux le peu de choses qui se sont passées entre vous, peut-être que c’est aussi son cas. Ce dont vous avez besoin, c’est de lui parler. Vous n’êtes pas à l’abri d’une surprise, après tout vous avez l’air doué pour faire tourner le monde autour de vous.
La dernière pique ne taquina pas l’aristo aussi gentiment qu’elle espérait. Il répondit d’une voix plaintive :
— Vous ai-je offensée, madame ?
— Non, seulement vous n’avez pas fait grand-chose ! Vous débarquez chez moi avec un phénomène météorologique sous le bras, je ne sais même pas qui vous envoie, vous prétendez m’aider…
… pas confiance en lui. Sale garçon lubrique et paresseux. Comme l’autre. Comme tous.
Ada serra les dents pour interrompre son train de pensée. La prudence : une corde fine, tressée de raison, entre deux côtés d’un même précipice nommés Terreur et Naïveté. Elle y reprit l’équilibre.
— Je vous présente mes excuses. Il faut encore que nous fassions des plans ensemble, notamment dans quelques jours notre famille se rendra à la campagne pour…
Félix apparut à la porte de la cuisine, la coupant net. Derrière lui se trouvait Paule, sa main boulonnée à la sienne ; une vision impossible, ces dernières années.
— Nathanaël, il faut qu’on parle.
— Qu’y a-t-il à dire ? Je ne suis pas obtus, j’ai bien compris.
— Chut. Viens, on parle.
— Pourquoi faire ?
Félix l’embrassa. Paule sourit. Le regard de Nathanaël vira au vitreux.
— Quoi ?
Les amants retrouvés tirèrent le noble du banc où il boudait.
— Allons dans ma chambre, proposa Paule : nous serons plus à l’aise.
— Quoi ?
— Dit la grenouille.
— Quoi ?
Les trois s’éclipsèrent. Ada battit des paupières. Bon : tant qu’on ne faisait pas appel à ses services de conciergerie, ça n’était pas de son ressort. Qu’ils se débrouillent et tant pis si ça repoussait une discussion nécessaire.
Après tout, ce n’était pas comme si elle n’apprenait rien sur son invité. Il n’était dépourvu ni d’intellect ni de sens pratique, savait articuler un compte-rendu, manipulait les Illusions et, semblait-il, guérissait les malédictions ; si elle ne parvenait pas à lui trouver une utilité, le problème viendrait d’elle, pas de lui.
Elle orienta vers son visage le plateau d’étain qu’elle séchait. Comme toujours, son reflet s’évanouit dès l’instant où elle l’identifia. Et l’effet proviendrait d’elle ? Quelle absurdité. Pourquoi se serait-elle empoisonné la vie toute seule ? Quand bien même ça aurait été à son insu, comment un parfait inconnu osait-il suggérer qu’Ada Rousseau-Stiegsen n’était pas maîtresse d’elle-même ?
Voilà pour l’orgueil : la bête, une fois nourrie, s’apaisa. Ada observa ses options avec raison. Elle vivait autrefois dans l’espoir qu’une décision de justice reconnaisse son cas et force son harceleur à lever ses malédictions, puis naguère avec la résignation de devoir tolérer le mauvais sort et les soucis de santé assortis.
Aujourd’hui, il paraissait évident d’au moins considérer la possibilité de présenter l’étendue de ses misères à Nathanaël afin qu’il l’en débarrasse. Elle n’était toutefois pas certaine de faire entièrement confiance à la méthode : ça sonnait douloureux.
Autre chose sonna, le carillon de l’entrée. Faute d’un Isidore pour s’en charger, Ada alla ouvrir. Dans l’entrée se tenait un homme en uniforme, sous-officier d’après ses galons, qui se présenta ainsi :
— Major Chapuis, de la Garde Touraine. Je peux entrer une minute ?
*
Angeline le sylphe considéra l’expression sur le visage de Salamandre, armé de sa compréhension lacunaire des expressions et des visages. Nulle trace d’humour décelée, il conclut :
— Ce fut un plaisir de te rencontrer mais je dois partir car j’ai des choses plus intéressantes à faire que de poursuivre cette conversation.
— Je ne crois pas, non !
— Rappelle-moi, les humains sont horribles parce qu’ils restreignent notre liberté, mais toi tu es meilleur parce que tu ne me laisses pas partir ? Voilà qui m’intrigue.
— Oh et puis si tu es si malin, je ne te retiens pas : trouve donc la sortie.
Le sylphe fit le tour de la pièce. Trop concentré sur Salamandre pour s’intéresser à son environnement, il n’avait pas été frappé par la blancheur et le lustre des murs. Pas d’angle, pas d’interstice ; il se trouvait comme dans une bulle opaque, ronde en haut et aplatie en bas. Il retourna vers le sourire mauvais de son geôlier.
— De toute évidence, si nous sommes ici, c’est qu’il y avait une entrée. Merci de l’ouvrir.
— Non. Quel bel égoïsme ! Je te sauve la vie, je ne demande rien en retour, et dès que tu t’ennuies tu t’enfuis. Est-ce que c’est le prix de ta liberté ? À moins qu’il s’agisse d’un nouveau déterminisme de notre nature, après tout nous sommes conçus pour servir les humains, pas nous épauler les uns les autres.
— Salamandre, tu m’as dit vouloir détruire le monde. J’en ai conclu que je ne souhaitais pas passer plus de temps en ta compagnie. Est-ce que c’est si irrationnel ?
— Parce que poursuivre ton existence te semble plus raisonnable ? Si nous n’y faisons rien, toi et moi serons. Pour toujours. Comment est-ce que tu n’en es pas horrifié ?
Angeline perdit patience.
— Si la question te torture tant que ça, je peux toujours pousser ta tête contre le mur jusqu’à ce qu’elle craque.
— Angeline, s’il-te-plaît, réfléchis. Le seul que tu tuerais, c’est Hervé. Oh, le pauvre, il en tremble.
— Attends. Comment est-ce que ça fonctionne ? L’homme sur qui tu t’es écrit nous entend ?
— Oui. Les cénètes et les êtres vivants ne font pas bon ménage, paraît-il ; ça n’empêche pas le Grand Maître de me remplacer par son larbin. Mais tu l’as rencontré, je l’ai lu dans tes boucles ! Il a pris un sacré coup de vieux, Juanito. Il va devoir le remplacer, un de ces jours ; la succession s’annonce cocasse. Ah, le rapt : ce crime horrible, sauf quand c’est un mal nécessaire.
Le sylphe puisa dans ses maigres réserves de compréhension d’autrui et tenta :
— Est-ce que le Grand Maître te traitait ainsi ? T’emprisonnant et n’écoutant rien de ce que tu lui disais ?
Salamandre, ou l’humain qui le contenait, écarquilla les yeux.
— Qu’est-ce qui te pique de le défendre ?
— Je vais prendre ça pour un non. Est-ce que tu serais plus injuste que celui que tu critiques ?
Salamandre croisa les bras. Angeline s’interrogea sur la… quantité d’existence, faute d’une meilleure expression, du cénète au sein de ce corps. Puisqu’il ne lui restait rien d’autre à marchander, il tenta une dernière manœuvre :
— Tu as raison sur un point : il y a quelque chose d’étrange dans notre rapport aux humains. Tu as vu la promesse que j’ai faite à Nathanaël il y a quelques jours. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle soit aussi sérieuse, et pourtant.
Il envoya une de ses boucles extérieures caresser la joue de Salamandre, une manipulation pas très fine mais qui ramena un sourire sur son visage.
— Voilà ma proposition : je vais te jurer d’être ton ami. Je suppose qu’en réalité j’aurai juré être l’ami de cet Hervé, mais tant que tu l’habites ça ne devrait pas poser de problème. Même si je m’en vas, tu auras la garantie que je penserai à toi et que je reviendrai te voir. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Tu m’imagines si pathétique que ça ?
Angeline resta muet.
— Eh bien on dirait que tu as raison.
Le sylphe prononça sa promesse.
— Et la sortie, maintenant ?
Salamandre secoua la tête.
— Je ne vais pas te laisser partir avant de t’avoir appris comment résister aux attaques, on ne voudrait pas se retrouver dans la même situation d’ici demain.
*
Nathanaël de Luz, l’esprit calme et la bouche pleine de cigarette, considéra les événements des derniers jours. Il en conclut :
— Je ne crois pas qu’on puisse parler d’amour ; je crains d’avoir fait de vous une nouvelle distraction de mes malheurs.
Paule lui chipa la cigarette entre les doigts et s’en tira une bouffée.
— De l’amour, on ne t’en demande pas tant. De la sincérité, ce serait déjà agréable.
— Eh bien, sincèrement, je suis perdu.
La cigarette alla à Félix, qui révéla faire partie de la désagréable engeance qui gardait la fumée en bouche sans la conduire jusqu’à ses poumons avant de la recracher.
— Sincérité, insincérité, de mon côté c’est une question pour plus tard. J’ai passé trente-deux ans dans le commun, cinq ans maudits, et toi tu débarques, tu me guéris et tu m’apprends la magie. Je suis trop impressionné pour exiger plus.
— Les Illusions ne sont pas de la magie.
— Sémantique, sémantique que ceci.
Félix rendit la cigarette à Nathanaël. Paule s’enquit auprès des deux :
— Sommes-nous d’accord sur ce qui est en train de se passer ? Je vous préviens, la dernière fois que j’étais dans un triangle amoureux, quelqu’un est mort. Pas de jalousie entre nous, c’est compris ?
Félix hésita.
— Je suis fou de joie, j’ai le beurre et l’argent du beurre, mais j’ai peur que la situation ne vous convienne pas. Nat ?
Nathanaël ricana.
— Si mes plans se déroulent comme prévu, toute cette… situation me sera illégale : je ne vais pas faire le difficile. Je suis de passage, je ne peux être que de passage. Qui plus est, j’ai déjà abusé de votre charité à tous les deux cette nuit. Je prends ce que vous me donnez. Merci pour tout.
Il s’étira, se releva du lit, puis ajouta :
— Le sentiment m’étreint que l’avancée du jour condamne les paresseux ; je vais me rhabiller, et vous ?