Antécédemment : Ada en a terminé avec l'affaire de la correspondante envoyée au couvent. Nathanaël a résolu d'en finir avec ses interrogations sur le type auprès duquel il s'est réveillé ce matin. Angeline s'est fait clarifier sa situation : il a perdu la moitié de lui-même et se trouve entre les mains de Salamandre...
*
Entre la descente de Sélène et la construction de la Tour éternelle, les querelles des nobles s’étaient mises à rythmer l’histoire. Monseigneur-ceci et Madame-cela n’hésitaient pas à entraîner le peuple dans des guerres meurtrières au lieu de se réconcilier des petites offenses échangées par les uns et les autres – une insulte par-ci, une concubine assassinée par-là.
Un complot avait fini par éclore partout à la fois – une conspiration de seigneurs, de dames, de marchands, d’artistes, de soldats, de paysans – dans le but de mettre un terme à cette époque insupportable. Victorieux, les rebelles avaient contraint les nobles réactionnaires à un nouvel ordre du monde où ils ne seraient plus les dirigeants véritables du peuple, quitte à ce que le peuple payât année après année sa liberté en impôts.
Afin de maintenir cette société nouvelle dans le chemin qu’on lui traçait, on avait ressorti des tréfonds de l’histoire d’antiques recettes – magiques, à force d’en avoir oublié la science – pour fabriquer des serviteurs immortels. On leur donnait bien des noms, sur cette île-ci on les appelait « cénètes » ; un bricolage de vieux-thalasside pour désigner des volontés dépourvues de cervelle ou d’autre support matériel ; écrites, somme toute, sur le néant. Capables, en conséquence, de s’imprimer n’importe où.
Il y eut quelques personnes pour se demander si la fabrication de ces créatures était bien prudente – il devait y avoir une raison pour laquelle leurs ancêtres avaient cessé d’en utiliser. Dommage que l’humanité eût si mauvaise mémoire.
Il fut décidé par économie que chaque île du monde n’abriterait que deux cénètes : un responsable chargé de tout chapeauter, du bon maintien de sa Tour au trafic maritime de ses eaux, et un assistant pour toutes les basses besognes. Deux serviteurs dont le rôle était, en fin de compte, d’empêcher une contre-révolution des nobles ; dévoués à l’humanité qui les avait rendus conscients, et incapables de jamais remettre en question ce lien hiérarchique.
Tout alla très bien pendant quelques bonnes poignées d’années.
Puis, sur l’île de la Sudropée : une tempête. La Mère De Toutes Les Tempêtes. On en voyait peu d’aussi fortes apparaître si loin des tropiques, et encore moins passer si près de la Tour que les deux cénètes avaient pu assister à un phénomène qui, à la réflexion, devait se produire régulièrement autour du monde à des endroits moins surveillés.
La violence du vent avait donné naissance à une conscience. Il s’agissait d’un cénète comme eux mais fabriqué par personne. Naturel. Libre.
Pour le cénète assistant, ça remettait toute son existence en cause. Pour son responsable, ça ne signifiait rien du tout. Tant de rien du tout qu’il s’était acharné à éloigner l’abomination de sa vue, et avait refusé d’appeler les collègues d’autres îles pour leur demander conseil sur la conduite à tenir. Face à un tel manque de professionnalisme, l’assistant avait fini par abandonner son poste. Le processus, peut-être plus long que nécessaire, peut-être agrémenté du sabotage de systèmes importants pour la survie de l’île, peut-être ponctué de disputes et de promesses jamais tenues, ne lui avait pas permis de partir avec un bocal en verre sous le bras pour emmener Angeline avec lui.
— Crois-moi, j’en suis navré. J’aurais préféré qu’on fuie ensemble.
Angeline le sylphe rumina.
— Donc je ne suis pas un sylphe du tout. Est-ce que les sylphes existent, tout court, hors du folklore humain ?
— Oui ? Non ? Qu’est-ce que ça peut bien faire ? Le langage est une invention, tu peux t’appeler sylphe, je peux m’appeler salamandre, c’est nous que ça regarde.
— En parlant de ce qui me regarde : je comprends que tu m’as attiré à toi, mais comment est-ce que tu m’as retrouvé pour commencer ? Est-ce que tu me cherchais ? Où sommes-nous, d’abord ?
— Pure coïncidence. J’envoyais un [piŋ] à un système automatique et c’est toi qui m’as répondu. Ça m’arrive plusieurs fois par jour, la coïncidence n’est pas si extraordinaire. Après ça tu es venu tout seul. Malheureusement, ton autre moitié cherchait à…
Salamandre s’interrompit. Angeline prit conscience d’une idée à laquelle il n’avait pas pensé depuis son réveil.
— Est-ce qu’elle essayait de retrouver Nathanaël ?
Le ton de Salamandre tranchait tant qu’Angeline craignit pour ses boucles :
— Oui. Et c’est la triste preuve qu’il n’y a pas d’échappatoire pour nous. Même toi – littéralement libre comme l’air ! – tu t’es empressé de te soumettre à un humain. Merci d’avoir tué ma dernière lueur d’espoir, ha.
— Oh, la ferme. Mes problèmes ne sont pas les tiens, Salamandre. Si Nathanaël a vu mon autre moitié se dissiper, il doit penser que je suis mort, et peut-être est-il en train de raconter partout que nous étions bons amis, ce à quoi quelqu’un doit apporter un correctif. Ou alors il l’aura sauvée de l’annihilation, on ne sait jamais, il a de la ressource, auquel cas j’aimerais la récupérer. Tu voudrais que j’oublie mes intérêts au prétexte qu’ils impliquent un humain ? Ce n’est pas de la liberté, c’est de la phobie.
Salamandre éclata d’un rire mauvais.
— Ou de la haine, chéri ! Que voudrais-tu que je ressente d’autre ? J’existe dans ce monde parce que l’engeance la plus égoïste et la plus paresseuse à laquelle l’Univers a jamais donné vie préférera toujours n’importe quelle abjection plutôt que de réfléchir et de travailler elle-même ! D’autres humains, des animaux, du métal, des pierres et, quand il n’y a plus assez de pierres, pourquoi pas l’étoffe de l’espace, au point où on en est ? Je suis si fatigué de leur espèce et de la vie ! Sauf que nous ne vivons pas : nous sommes manifestés. Il n’y a qu’une solution pour nous en sortir, et tu vas m’aider à la mettre en œuvre.
— Qu’est-ce que tu veux faire ?
— Détruire le monde, de toute évidence.
*
Nathanaël de Luz perdit un degré de chaleur pour Félix en constatant l’état de sa chambre. Elle reflétait moins le manque d’hygiène que l’insouciance, mais la maison Luz sous Nathanaël ne tolérait pas le désordre : c’était à cause de lui qu’on se retrouvait sans cesse à commander de nouveaux outils alors qu’on en disposait de nombreux autres, enfouis sous le bazar accumulé.
Au-delà du manque de rangement, Nat fut frappé du fait que la pièce cumulait les fonctions de chambre et de bureau. Il lui vint à l’esprit qu’il ne connaissait pas la profession de Félix et jugea le moment opportun pour la lui demander. Félix répondit :
— Je rends des services et je me fais payer. Mi-enquêteur de tribunal, mi-homme de main, le tout à mon compte. Le métier n’a pas vraiment de nom et ça paie pas tellement, mais j’ai bon espoir qu’à force de bouche-à-oreille ça finisse par décoller.
Nathanaël accusa réception de l’explication, bien qu’il ignorât les missions d’un enquêteur de tribunal ou d’un homme de main. Il revint au sujet qui l’intéressait :
— Je suis envoyé ici protéger ta logeuse, enfin il me semble. Dans cette optique, j’aimerais mieux comprendre ce qui se passe à l’intérieur de sa maison. Veux-tu bien m’expliquer la scène de ce matin avec Paule ?
Félix grimaça avant d’entamer :
— On était fiancés. Je l’aimais beaucoup. Puis Philémon est intervenu pour signaler que j’étais pas assez bien pour elle – je peux pas lui donner tort – sauf qu’au lieu d’essayer de nous en convaincre il a rendu notre relation impossible.
Cela sonnait familier. Où avait-il entendu une histoire similaire ?
— Comment a-t-il fait ?
— Je ne peux plus la voir. Elle m’est insoutenable.
La mémoire revint à Nathanaël :
— Tu es maudit. Sven m’a parlé de toi sans te nommer–
— Je suis pas maudit, répliqua Félix. On m’a jeté une malédiction, et je la laisserai pas définir ma vie.
Nat présenta ses excuses pour la formulation puis enchaîna :
— Comment cela fonctionne-t-il ? Puis-je essayer quelque chose ?
L’expression dubitative, Félix lui donna son accord. L’Illusionniste se félicita de s’être montré assez vague pour que le maudit ne lui refuse pas son coup d’essai.
Nathanaël raviva dans son esprit les traits de Paule, ses longs cheveux noirs noués en queue de cheval, ses hautes pommettes, son menton ovale, sa stature imposante ; une fois cette image à peu près convaincante, il la projeta devant Félix comme si la femme s’était trouvée avec eux dans la pièce.
Félix bondit en arrière et atterrit sur son lit, un cri au bord des lèvres, les bras autour du visage. La surprise passée, la perception de Nathanaël attrapa une évidence : Félix Illusionnait une image à son seul profit. Comment quelqu’un du peuple y parvenait-il ? Il résoudrait ce mystère plus tard. Nat vola le contrôle de l’Illusion à Félix et chercha ce qui, au juste, se produisait.
La réponse se trouvait sur l’Illusion de Paule ; le phénomène devait se déclencher à l’identique en présence de la vraie. Le visage se modifiait en une lente décomposition, recouvert d’un masque Illusoire. Les yeux s’étrécissaient, les coins de la bouche retombaient, le nez et les sourcils se fronçaient.
Quand Félix regardait sa fiancée, il finissait par lui voir une expression de haine pure, dirigée contre lui. Même Nathanaël, qui comprenait pourtant l’astuce, sentait monter sa confusion. Toute son éducation le poussait à présenter des excuses à cette quasi-inconnue pour apaiser sa colère. Ce que pouvait ressentir l’homme qui l’aimait, il n’osait même pas le concevoir.
Il défit l’Illusion de Paule et alla calmer Félix. Celui-ci se releva du lit, furax.
— Je m’attendais à quelque chose de moins stupide…
Nathanaël lui colla une main derrière la nuque. Félix s’interrompit derechef. Il y avait bien un organe Illusoire, là, derrière, mais il s’agissait de la plus petite bosse que le noble avait jamais tâtée chez quiconque. Nat relâcha son emprise et son amant reprit ses esprits.
— Félix, tu descends de la Tour. Que fais-tu en Ville ?
— Pardon ? Oh, non, j’ai aucun lien de parenté avec vos familles. Il se trouve que certains de mes ancêtres paternels provenaient de leur Tour à eux, sur une autre île du monde. Pas certain que c’était littéralement une tour cela dit, chaque pays a l’air d’avoir centralisé les nobles à sa sauce.
Nathanaël haussa les sourcils.
— Tu es un étranger ?
— On dit un naufragé. Encore que le mot soit mal choisi puisque c’étaient mes aïeux et pas moi qui se trouvaient sur le bateau mais c’est le terme commun, tant pis pour la logique. Revenons à nos moutons : Hèle, Nathanaël, ne me refais pas un coup pareil.
— Navré. Néanmoins tu as raison : tu n’es pas maudit.
Il lui expliqua son hypothèse, à moitié improvisée à mesure de son développement.
Ces temps-ci, peu de demi-sangs naissaient dans la Tour éternelle : les nobles préféraient faire des enfants entre eux. De vagues souvenirs de lecture, Nathanaël croyait se rappeler que la capacité de déployer les Illusions était faible mais pas inexistante chez les enfants issus d’unions mixtes. Ils étaient à comparer avec des Illusionnistes de piètre niveau, qui peinaient à concevoir, projeter et maintenir leurs mirages.
(Encore qu’un très bon demi-sang pouvait faire honte à un très mauvais « sang-entier » selon les variations individuelles et familiales, par exemple son cousin Abigaël ne scorait que trois virgule cinq points sur douze au test de niveau des Illusions à cause de l’influence des Cianni du côté maternel, mais l’anecdote n’avait rien à voir avec leur problème.)
Et si Philémon, Illusionniste lui aussi, avait réussi à retourner l’organe Illusoire de Félix contre lui, à un point où il n’aurait plus su se débarrasser de cette Illusion ? Voilà qui expliquerait comment il s’était retrouvé à se torturer lui-même.
C’était un grand si, et avec de grandes scies on mettrait la Ville en bouteilles, mais cela valait la peine de considérer l’idée.
— C’est peut-être plus simple que ça, soupira Félix. Je m’en sers pas, des Illusions : mon père ne savait pas et n’a pas pu m’apprendre. Comment on les annule, tu dis ?
Nathanaël le considéra avec la surprise de qui entend son prochain mentionner n’avoir jamais vu la pleine lune, entendu le murmure d’un ruisseau ou caressé un chat. L’émotion allait de pair avec le désir furieux de l’initier sur le champ.
La lumière du milieu de matinée filtrait à travers les carreaux verts, jaunes et transparents de la fenêtre. Nathanaël se choisit une tache de couleur ardente qui tombait sur le drap du lit et la désigna à Félix. Puis il la copia : deux lueurs identiques se suivaient en ligne droite.
— Laquelle est la vraie, laquelle est l’Illusion ?
Le travail mâché, son élève ne prit pas plus d’une seconde à identifier la bonne lumière.
— Exact. Prends-m’en le contrôle.
Félix tenta d’attraper l’Illusion entre ses doigts. Fébrile devant tant d’innocence, Nathanaël lui rappela que la main, l’œil ou le cœur n’avaient aucune influence sur les Illusions et que tout se déroulait à l’arrière de la tête : à lui de découvrir comment s’en servir.
La tâche était petite, le professeur patient. Félix trouva l’astuce en une paire de minutes.
— Mal au crâne. C’est normal ?
— Nous avons tous nos limites. Je ne sais pas où sont les tiennes, probablement pas très loin, c’est le côté demi-sang. Navré.
— Je suis pas vexé. Et je fais quoi de ça, maintenant ?
— Tu vas me la faire disparaître.
Les enfants de la nurserie, à l’âge où il découvraient les Illusions, aimaient s’entourer d’un cortège de chimères maladroites et de mirages baveux histoire de s’amuser tout au long de la journée. Les nourrices les enjoignaient à abandonner leurs pitreries, par la violence si nécessaire, jusqu’à ce que chacun eût compris qu’un gentilhomme est quelqu’un qui peut créer des Illusions mais qui les nettoie derrière lui.
Félix n’était pas là pour jouer ; il ne mit qu’une poignée de secondes à révoquer l’Illusion. Nathanaël l’applaudit.
— Était-ce difficile ?
— Non, ça allait.
— Bien. Détruisons-en une autre.
Nathanaël ramena son imitation de Paule parmi eux. Félix soutint son regard.
— Et c’est moi qui fais ça ? Bon. Si je le fais, je peux le défaire, pas vrai ?
Il fallut une minute entière pour que Nathanaël sente les dernières bribes de l’Illusion s’évanouir : l’organe Illusoire de Félix ne travaillait plus. Même si ce réflexe étrange, cette malédiction, restait en place après cette séance, le maudit saurait s’en défaire. Toujours inconfortable mais une nette amélioration.
Félix considéra sa porte.
— Je reviens, j’en ai pour un instant.
Il sortit. Nathanaël le suivit, à demi-conscient de l’avenir proche. Félix traversa le couloir et tambourina sur la porte de Paule. Elle ouvrit, à peine réveillée, et se recroquevilla à la vue de son ancien fiancé. Puis, comme celui-ci ne la fuyait pas, elle se redressa, le visage illuminé d’espérance. Il lui tomba dans les bras.
Quand ils s’embrassèrent, Nathanaël sentit l’amertume lui déborder des lèvres. Bien sûr. Comment ne pas le voir venir ? Tsk.
Il descendit à la cuisine avec à peine une pensée pour les escaliers.