Antécédemment : À la pension rue des Alouettes, Ada règle ses affaires et Nathanaël s’efforce de reprendre ses esprits…
Ainsi parla la Resplendissante Autrice des Lunaisons :
— Nathanaël de Luz, je vais vous confier un message de ma part. Si cela ne vous réveille pas, j’en mange mon croissant. Et, s’il atteint qui de droit, toute cette opération sera grandement facilitée.
Et ainsi il en fut.
*
Jean le sylphe acquit une conscience aigüe des os, des veines, des muscles, des organes et de la peau qu’il empruntait. Voilà qu’ils s’avéraient soudain étrangers, non, pire : pleins.
Il en fut éjecté. Une certaine logique l’aurait rendu à l’air de la pièce ; une autre lui chercha un milieu voisin de celui qu’il quittait. Jean atterrit donc à l’intérieur de Félix Cousin. Les yeux ouverts, il vit Nathanaël remettre leurs gants, et son amant revint à lui.
Leur cœur commun de battre une autre mesure. Une part de cette émotion devait certes à Nat ; l’autre… s’alimentait toute seule, une boucle infinie au goût de Jean. Qu’est-ce qu’elle récitait, cette litanie ? Le désir violent de continuer à vivre, renforcé par la certitude qu’on souhaitait sa mort. La rencontre déplut à l’humain comme au sylphe, qui prit sur lui de retourner à l’air et de se lover au plafond.
Nathanaël, la main portée à son front, se massait la tempe ; Félix, l’esprit enfin libre pour s’en préoccuper, le consola.
— Cette maison… cette rue… cette Ville… est si… bruyante.
— C’était le plan de nos foutus aïeux ; la Ville encerclant la Tour pour bien vous y coincer. Lâche la rumeur. Personne t’oblige à l’écouter. Pas besoin d’ouvrir des têtes. Reste ici, avec moi.
Ils s’enlacèrent. Bien qu’ils restent chastes, Jean se sentit piqué de cette pointe de jalousie qu’il attrapait pour les gens préférés à lui par Nathanaël : il quitta la pièce. Dans le couloir, il croisa Line et Ada – et qui disait Ada disait Salamandre. Il se renseigna vite auprès de son alter ego :
— Le plan ?
— Saluer le mari.
— Elle n’a pas besoin d’une escorte pour ça, claqua Salamandre. Vous pouvez aussi bien patienter ici. S’il-vous-plaît, ajouta Ada.
Jean considéra l’implication de l’ordre qu’il venait de recevoir. [sil vu ple]. Fallait-il comprendre que, de façon générale, il pouvait accomplir n’importe quoi, pourvu que l’acte en question lui soit agréable ? Salamandre soupira :
— Arrête, ma belle, tu ne sais pas t’en servir et je n’ai pas le temps de t’instruire.
Le cénète ferma la porte de la chambre derrière eux. Une barrière dérisoire, puisque ni l’un ni l’autre sylphe ne nécessitaient de trou dans le mur pour le franchir, toutefois le désir de les éloigner était assez explicite pour considérer de le respecter. Puis c’était l’occasion de causer :
— Ces derniers temps on ne s’attrape qu’entre deux portes, c’est terrible.
— L’inconvénient de voyager en groupe, on est toujours dérangé.
— Eh !
Les deux sylphes tournèrent leur regard vers le sol. La fille de la maison, les bras croisés et les cheveux soulevés par leurs boucles externes, fixait un point du plafond exactement à côté d’eux.
— On ne dit plus bonjour, bande de malpolis ?
— Bonjour, Olivia.
— Est-ce que tu veux que je te débarrasse de ça ? demanda Line.
Jean nota la boucle qu’il envoya caresser une ligne sur la joue de l’enfant. Olivia posa sa main dessus en réflexe protecteur.
— Mais bien sûr, t’es tellement fort pour soigner les gens, comment est-ce que je pourrais refuser ?
— Un simple « non » aurait suffi.
— Comment ça va ? tenta Jean pour mettre fin à la dispute.
— Pas trop mal, à part que les adultes sont devenus fous et que mon oncle ne veut pas jouer avec moi.
— Mél ?
— Non, mon autre oncle, vous ne l’avez pas rencontré, ou alors je suis pas au courant. Qu’est-ce que vous faites là ? Maman est rentrée ?
*
Ada Rousseau-Stiegsen posa ses affaires à côté de la porte, ignora le serrement de son cœur et claudiqua vers son mari. « Oui, je vais m’occuper de ta cheville, lâche-moi ! » Couché sur le côté, lui présentant son dos, Sven formait une chaîne de collines sur le matelas. Elle lui posa une main gantée sur l’épaule.
— Je suis rentrée.
Il se tassa un peu plus fort sous le drap. La flèche du rejet traversa la poitrine d’Ada.
— Tout va bien ?
Pas de réponse. Rien qu’un soupir. Est-ce qu’il dormait ? Non : respiration trop rapide. Elle risqua :
— Tu m’as manqué.
Mensonge par omission. Il lui manquait toujours, parce qu’il avait beau se trouver devant ses yeux, il ne lui donnait rien. Pas même une pensée baladeuse. Elle lui caressa l’épaule, tâcha de souffler sur les braises de leur mariage. Il gronda :
— Qu’est-ce que tu veux ?
Salamandre, dans son esprit, la recadra :
« Ma belle, nous sommes là pour nous assurer que l’enfant que tu attends soit bien le sien et pas celui que le Grand Maître a décidé qu’il serait. Ça va me prendre du temps et ça va être désagréable. Allonge-toi. »
Elle s’exécuta. Salamandre lui donna l’impression de cligner ; parti une fraction de seconde, aussitôt revenu.
« Alors, j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle : la bonne c’est que ton bébé s’annonce facile, la mauvaise c’est que ton mari guérit mal. Tu veux pas savoir ce qu’il a dans le ventre. »
Ada avait peut-être raté médecine mais pas au point de devenir si prude. Quelque chose s’était infecté à l’intérieur, n’est-ce pas. Elle lui demanda :
— Tu as mal ?
— Pas ton problème.
Elle avait connu des patients peu coopératifs, mais alors là. Sven. Sa moitié. Son partenaire dans l’aventure du reste de leur vie. Qu’est-ce qui lui prenait ?
— Mais tu m’en veux ou quoi ?
Pas de réponse. Et la colère, qui montait. Celle de qui ? Dur à dire.
« Pourquoi tu prends tant de pincettes ? »
Pardon ?
« Si ton mari parle pas, fais-le parler. »
Salamandre ôta le gant de sa main, approcha sa paume de la nuque à découvert de Sven. Elle résista.
« Ce scrupule t’honore. Toutefois, je préférerais que tu t’occupes pendant que je me charge des deux fruits de vos entrailles, alors vas-y, veux-tu ? »
Elle céda. La peau toucha la peau ; ses nerfs avides prirent possession de ceux de Sven. Sa vision fut remplacée par une autre…
À faire : nettoyer l’assiette et les couverts. Rincer le verre. Descendre mettre le papier gras du pâté dans la corbeille à papiers gras à l’attention du chiffonnier. Rentrer son uniforme qui prenait le vent sur la tringle de son rideau. Accomplir une heure d’exercices avec et sans haltères. (Poids légers. Le lourd, c’était pour ses jours de repos.) Faire sa toilette. Dormir. Le major Sven Stiegsen n’accomplissait rien de tout ça parce qu’il fumait sur le balconnet de sa chambre, hagard.
Les journées se succédaient et se ressemblaient. Il avait vingt-huit ans, travaillait depuis ses quinze ans, stagnait à son rang depuis cinq ans et, soir après soir, se demandait : est-ce que c’était tout ? Cette routine-là ? Jusqu’à la fin de sa vie ? Rien d’autre ?
Confrontée à un son inhabituel, son oreille se redressa. On fredonnait dans la rue. Mal, et faux, effet de l’alcool sans doute. Sven chercha la passante, inquiet des dangers encourus par les jeunes femmes ivres qui rentraient seules chez elles. Il la repéra dans la semi-obscurité du soir quand elle trébucha sur un pavé et termina sa course au sol : les derniers rayons du soleil lui allumèrent un incendie sur la tête.
— Tout va bien ? lança-t-il.
Il l’entendit pester entre ses dents. Elle se releva, s’écria :
— Est-ce que je vous ai demandé l’heure ? Mêlez-vous de vos oignons, non ?
— Rassurez-moi, vous rentrez chez vous ?
— Vous débarquez à l’instant pour pas comprendre le mitoyen ou vous êtes juste malpoli ?
Sven serra les dents. Contrairement à sa mère, qui y avait renoncé, il s’efforçait de parler la langue sans accent. Ha, c’était le jeu de l’altruisme : impossible de savoir à l’avance si la personne dont vous vous souciiez était une saloperie xénophobe ; elle restait une jeune femme en détresse.
— Vous n’avez pas l’air en état, je descends.
— Non, c’est moi qui monte !
Elle l’avait retrouvé parmi les fenêtres de la rue : elle le fixait, l’expression rageuse lisible même à cette distance. Une voisine alors, qui possédait la clé de la porte du bas de l’insule ? Non. Sur la façade courait une glycine moribonde, agrippée à un treillage d’âge incertain : la jeune femme l’utilisa pour grimper sous les yeux horrifiés de Sven.
— Ça ne va pas la tête ?
— Je vais vous casser la gueule ! Ça vous apprendra à vous occuper de vos affaires !
— Non, vous allez vous casser la gueule ! Descendez de là, ça va céder !
— HA ! J’étais coureuse de toits, mon gars ! Même que j’ai tenu le record de vitesse sur le circuit du quartier cœur-méridion pendant deux jours ! Puis Étienne Norretier m’a piqué mon raccourci et m’a repris le record et – bon d’accord il était plus rapide que moi donc je suppose qu’il le méritait mais sur le principe, Étienne Norretier ! Sale voleur !
Ses deux mains sur le treillage dans l’espoir de le maintenir fixé au mur, Sven envoya une prière à Sélène – pas qu’il y croyait, mais il reconnaissait son autorité de secrétaire du Ciel. Le temps que la jeune femme atteigne le quatrième étage, il constata la jeunesse de ses traits : elle ne différait guère d’une adolescente. Quand la rouquine fut assez proche, il attrapa son bras et la tira chez lui, le tambour hors de contrôle dans la poitrine. Elle ne résista pas comme il s’y attendait : déséquilibré, il tomba à la renverse.
Allongé par terre avec une jeune inconnue ivre sur le torse, il considéra sa situation d’un regard extérieur et souhaita mourir sur place. Elle roula sur le côté, expulsa l’air de ses poumons au moment de frapper le sol, se redressa sur ses pieds, lui jeta :
— Relève-toi ! J’ai dit que je te cassais la gueule !
Il s’exécuta. La jeunette perdit de sa combativité en constatant sa taille. Puis elle se ressaisit :
— Bon, aide-moi, voisin, plie les genoux un peu.
— « Voisin » ? Vous habitez bien cette rue, donc ?
— Tu ne me reconnais pas ? Trop occupé à aguicher les gens devant ta fenêtre pour faire attention aux autres ?
— Quoi ?
— Gneugneugneu regardez-moi soulever mes petites haltères je suis une planche anatomique…
— Ça vous embête ? Si ça vous embête je peux fermer le rideau.
La gamine rougit.
— Hum. Non ?
Sven se retint de rire.
— Bon, ça suffit, voisine. Vous êtes en état d’arrestation pour ébriété sur la voie publique et menaces sur un représentant des forces de l’ordre.
La gosse resta coite. Tourna sa tête vers la fenêtre. Observa l’uniforme de sous-officier qui prenait l’air du soir. Revint à Sven. Fit tomber une manche de sa robe de son épaule.
— On peut peut-être s’arranger ?
Il soupira.
— Fillette…
— Je ne suis pas une enfant. Je suis veuve, pour votre gouverne.
Ça avait jeté un tel froid qu’on s’était arrangé : Sven l’avait raccompagnée chez elle. Elle habitait une chambre dans le bâtiment d’en face et depuis sa fenêtre elle souffrait bien, la pauvre, de ses séances quotidiennes d’exercices, à tout voir sans rien pouvoir toucher – d’ailleurs, maintenant qu’on se connaissait… Il lui enseigna son grand âge ; elle le traita de menteur ; il taquina son goût pour la vieillesse ; elle piqua un fard sur lequel il aurait pu cuire un œuf.
Une telle aventure aurait dû rester sans lendemain. Dix-neuf ans : la gosse était mineure. Mais ils se revirent. En toute innocence, au début. Puis elle se fit insistante et il accepta la responsabilité – et la culpabilité qui allait de pair – de voler le bonheur d’un homme plus jeune.
Et puis…
Son capitaine qui lissait sa moustache en regardant ses états de service. Qui lui expliquait que, passer le concours d’officier, pourquoi pas, mais la vérité était que le grade de lieutenant seyait aux génies, aux fous de travail et aux hommes mariés, et qu’il n’était aucun des trois.
Et puis…
Sa mère, les mains serrées sur les siennes. Qui lui expliquait qu’elle avait désormais assez d’argent à la banque pour acheter une petite maison dans un de ces villages de pêcheurs nécessitant quelqu’un pour réparer vêtements et filets. Qui le libérait de l’obligation de la soutenir. Qui lui demandait, l’inquiétude aux lèvres, s’il pensait à son avenir ? Tout n’avait pas toujours été facile, mais s’il y avait bien une chose qu’elle n’avait jamais regretté, c’était d’être sa maman.
Et puis…
Ada à côté de lui sur un banc du parc, le scandale de leurs deux mains liées dissimulé par un jet habile de jupon. Qui tremblait tandis qu’elle avouait que, certes, elle avait dit qu’elle n’était pas prête pour quelque chose de sérieux, mais qu’à la réflexion, enfin, sans vouloir l’importuner, maintenant qu’elle avait vingt ans et six mois, après tout, la majorité, qu’est-ce que c’était ? Une construction sociale, voilà tout…
— Quoi, tu veux m’épouser ?
— À une condition.
— Madame m’arrache une demande et elle a des conditions, on croit rêver.
— Tu n’as pas le droit de mourir.
Pour une fille qui voulait qu’on la traite en adulte, elle avait des demandes bien enfantines. Il la jugea doucement du regard. Elle serra davantage ses doigts sur les siens.
— Je n’enterrerai pas un deuxième fiancé. Ça fait vulgaire.
Il roula des yeux.
— Tu dis des bêtises.
— C’est pour ça que tu m’aimes.
— Oh, bah si c’est pour ça que je t’aime, je vais t’épouser, alors.
Ada soupira.
— Est-ce qu’on a toujours été comme ça ? Si peu sincères ?
Sven reprit ses esprits.
Sa jeune amie disparut du banc, remplacée par sa sorcière de femme. Comme les autres capitaines de la Citadine – car, pour le meilleur et pour le pire, il était toujours le capitaine Stiegsen-Rousseau – il avait reçu le mémo. Et tâché, depuis, de rester éloigné des personnes concernées par la fin du monde.
C’était sans compter sur elle. Ça ne lui avait pas suffi de s’infiltrer dans son cœur, dans sa vie, jusque dans son nom ; il fallait aussi qu’elle lui prenne la tête.
— Je te demande pardon, Sven ?
Et pas moyen de garder une pensée pour soi.
— Sélène ! Tu me détestes ou quoi ?
Si elle continuait de se montrer aussi absurde… Il se leva du banc, partit en pure perte : elle reparut devant lui.
— Ce n’est pas un lieu, où est-ce que tu veux fuir ?
Il l’écarta et pressa le pas.
Ada Rousseau-Stiegsen poursuivit son mari. Le souvenir perdit ses détails, ses couleurs, ses contours. Il ne demeura plus qu’une grande salle rouge et mauve, obscure, aux murs battants. Manque de subtilité à part, elle sentit son cœur s’accorder dessus. Elle tâtonna. Dans la pénombre, elle se prit le pied dans celui d’une chaise ; elle se remémora avant de tomber qu’elle n’avait aucune raison d’être soumise aux lois physiques dans une pensée et se redressa en dépit du déséquilibre. Son regard croisa celui d’une vieille amie.
— Paule ? Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je suis celle dont il n’était pas digne.
Ah : pas la vraie. Le genre de gens vivant dans l’esprit des autres sans payer de loyer, ceux qui y avaient laissé la trace de leur amour ou de leur indifférence.
— Et Sven ?
— Avec elle. Là-bas.
Paule lui pointa la direction du doigt.
Sven était couché en rond autour d’un paquet de chiffons. À l’arrivée d’Ada, il se releva, la lèvre retroussé sur un grognement ; les chiffons lui escaladèrent les épaules, laissèrent tomber une paire de jambes autour de son cou, puis révélèrent un visage.
C’était une espèce d’enfant rousse aux joues creuses, au regard fou et au museau qui évoquait la fouine. Ada sentit la moutarde lui monter au nez.
— C’est censé être moi ?
— Je suis celle qui a bien voulu de lui, se présenta la chose.
Dépassée, Ada jeta :
— Pourquoi ?
— Parce que c’est un très bon chien.
Elle ébouriffa les cheveux de Sven de ses deux mains.
— N’est-ce pas que tu es un bon chien ? Oh, oui.
Celle dont il n’était pas digne intervertit le croisement de ses jambes et corrigea :
— Faux ! C’est un très, très méchant chien.
Ada tança :
— Ce n’était pas ma question. Je m’adressais à mon mari.
— Qui ça ?
— L’homme entre tes cuisses, margoton.
— Mais ce n’est pas ton mari ça, c’est mon chien.
Elle en avait assez entendu. Et qui l’obligeait à entendre des immondices pareils, dans le monde de l’esprit ? Elle attrapa la créature.
— Sven, au secours !
Il réagit trop tard. Écartant ses bras, Ada déchira la chose en deux. Sven s’effondra. Ada le rejoignit, terrifiée. On comprenait si peu du phénomène qui ouvrait les esprits : dans sa colère, qu’est-ce qu’elle avait pu lui causer ?
Au moins n’était-il pas mort, puisqu’il pleurait. Elle lui releva la tête. Il gémit :
— Jag vill inte lämna dig.
Il parlait toujours sur cette espèce de ton exigeant, enfantin, lorsqu’il s’exprimait dans sa langue maternelle. Ada n’était jamais parvenue à en comprendre le traître mot mais l’idée traversa la barrière du langage. Elle répondit :
— Mais moi non plus, je ne veux pas te quitter.
— Ça viendra. Je n’ai pas su te protéger. Pourquoi tu voudrais de moi ?
Ada sentit la tête lui tourner.
— Attends, espèce de grand idiot, est-ce que tu es en train de me dire que depuis des semaines, tu penses que c’est moi qui suis fâchée contre toi ?
— Tu devrais.
— Peut-être, enfin, tu m’as surtout fait si peur !
— Il fallait que je l’arrête. Il fallait que je sois fort pour nous deux.
Quelle quantité de quiproquo allaient-ils encore mettre au jour, à la fin ?
— Sven, je n’ai jamais eu besoin que tu sois fort pour me débarrasser de Philémon. Je suis une sorcière folle avec des ennemis : j’avais besoin que tu sois fort pour ne pas t’enfuir en courant, c’est tout.
Elle lui tendit la main. Il la refusa.
— Je ne peux pas. Je ne te sers à rien.
— Qu’est-ce que tu racontes à la fin, qui te demande de me servir, j’ai des employés pour ça, toi tu es le père de mes enfants !
— Qui vivent le temps de t’affamer et meurent aussitôt…
— Sven. Peu importent ceux-là. Je suis enceinte, maintenant. Est-ce que tu le savais ?
La stupéfaction illumina son visage. Puis il reprit contenance et plaisanta :
— De qui ?
— De toi, monsieur mon mari ! Tu n’as pas vu comme il m’a grêlé la gueule ?
— Parce que tu crois que j’ai mérité de te regarder, madame mon épouse ?
Celle dont il n’était pas digne lui confirma :
— Certainement pas, méchant chien.
Ada lança :
— Toi aussi tu peux partir, personne ne t’a rien demandé !
La fausse Paule soupira, jeta sa chaise sur son épaule et prit son congé. Sven s’inquiéta :
— Je préfère quand elle est là : elle ne me passe pas mes erreurs.
— Qu’elle aille se faire voir.
Ils s’embrassèrent. Leurs lèvres séparées, son mari demanda :
— Ma chérie, ma douce. S’il-te-plaît. Sors de ma tête.
Elle était entrée sans invitation, après tout. Elle trouva le chemin de la sortie. À son retour dans sa propre peau, Salamandre l’apostropha :
— Tu tombes bien, j’avais besoin de jeter ça.
Il tenait dans sa main une sorte d’outre molle. De quel matériau il l’avait créée, Ada ne tenait pas à le savoir. Elle ouvrit la fenêtre et jeta le machin dans le jardin ; une déformation de la réalité plus tard, il l’avait enterré sous l’herbe.
— Qu’est-ce que c’était ?
— Pas ton embryon, rassure-toi.
— Chérie ?
Sven était revenu à lui. Elle maquilla sa surprise et lui fit face.
— Tout va bien ?
— Et toi ?
Il releva le drap, puis sa chemise de nuit. Ada pencha la tête : ça faisait longtemps que son grand abdominal n’avait pas ressemblé à une planche anatomique. « C’était strictement nécessaire à lui sauver la vie. Strictement. Bon, j’imagine que tu vas rester chez toi en profiter, non ? »
Son mari se doutait déjà de quelque chose de louche ; sa guérison miraculeuse orienta son analyse de la situation vers le surnaturel. Il la dévisagea. La sensation fugace traversa Ada qu’à travers elle, il distingua Salamandre. Sven soupira :
— Tu vas quelque part ?
— J’ai des affaires à régler.
— Besoin d’aide ?
— Affaires de sorcière.
— Affaires de sorcière : je ne m’en mêle pas. Tu rentres bientôt ?
— J’espère.
Il lui embrassa le gant.
— Alors bon courage. Reviens-moi.
— Toujours.
Elle grava dans sa mémoire les traits de l’être aimé puis, son courage rassemblé, elle quitta la chambre conjugale.
« Oh, tu n’es pas sérieuse. »